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pareilles ou dont le génie approche de cette prodigieuse immensité. C’est Spinoza multiplié par Aristote et assis sur cette pyramide de sciences que l’expérience moderne construit depuis trois cents ans. » Ajoutons toutefois qu’ailleurs il s’exprime sur un ton assez différent : « Je viens de lire la Philosophie de l’histoire de Hegel : c’est une belle chose, quoique hypothétique et pas assez précise. » Notons en outre qu’au moment où Taine se met à l’étude de Hegel, il possède déjà quelques-unes des idées qu’il aurait pu y puiser, mais qui lui sont venues d’ailleurs. C’est en province, au sortir de l’École normale, qu’il se livre à une étude approfondie de Hegel : c’est à l’École normale qu’il avait commencé à le lire sérieusement ; or, à cette époque, un autre maître avait déjà fait prendre à son esprit le pli définitif : c’est Spinoza. L’élève de philosophie qui, en 1847, suivait au collège Bourbon le cours de M. Renard, avait déjà un système du monde tout pénétré de déterminisme spinoziste. Il avait appris chez Spinoza la négation absolue du libre arbitre, qui est restée pour lui un dogme immuable, il y avait trouvé tout à la fois un étalage de logique abstraite et d’imagination somptueuse ; il s’y pénétrait de l’idée de l’unité des choses dont la loi est en même temps celle de notre raison et celle de la nature. L’action de Spinoza est l’une des premières en date et l’une des plus profondes qui se soient exercées sur l’esprit de Taine.

Une autre n’est pas moins ancienne et n’a pas été moins durable : celle de la philosophie française du XVIIIe siècle représentée par Condillac. La première œuvre philosophique que Taine ait songé à écrire et dont il projetait de faire sa thèse de doctorat, devait être un nouveau Traité des sensations où se fût affirmée l’influence de Condillac. Le 1er août 1852, il envoie à Prévost-Paradol le plan d’un Mémoire sur la connaissance : « Tu y verras entre autres choses la preuve que l’intelligence ne peut jamais avoir pour objet que le moi étendu sentant…, plus une théorie sur la faculté unique qui distingue l’homme des animaux, l’abstraction, et qui est la cause de la religion, de la société, de l’art et du langage ; et enfin, là-dedans, les principes d’une philosophie de l’histoire. » Ce sont les idées fondamentales qu’on retrouvera dans le livre De l’Intelligence écrit seize ans plus tard et resté par la suite le livre de prédilection de Taine. Par cette affinité d’esprit s’explique son goût pour les écrivains qui, dans le XIXe siècle, continuent la tradition du XVIIIe : Balzac, Stendhal, qu’il proclame « le plus grand psychologue de notre siècle » et Sainte-Beuve. « Ce sont nos deux maîtres en critique, écrit-il à propos de ces derniers, et j’ai plusieurs