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mouvement, de mélodie et de rythme, elle substitue un dialogue haché, fait, ou de brèves répliques, de menaces, de plaintes et de sanglots. On meurt ici, non pas comme dans la ballade allemande, d’une mort lointaine et fantastique, mais de la commune et hideuse mort, de celle qui nous prend notre chair et notre sang dans leur berceau. Un jour que la grande artiste qui nous a fait connaître cette scène venait de la chanter au concert, une jeune femme en deuil s’approcha d’elle et, d’une voix rauque, lui dit : « Madame, c’est admirable, mais on ne devrait pas chanter on public des choses pareilles ! » — Elle avait peut-être raison. Cette mère, en tout cas, nous en rappelle une autre, dont l’enfant aussi était mort. Beethoven, l’ayant appris, vint la voir. Sans une parole, il s’assit au piano et joua longtemps. Puis il se leva, toujours silencieux, et la quitta, pour un moment consolée. Ce qu’il lui joua ne ressemblait pas sans doute à la Berceuse de la Mort. Sans doute il avait su, lui, le grand idéaliste, spiritualiser la douleur, en dégager l’essence et l’aine. C’en est au contraire la forme concrète et pour ainsi dire la matière, que Moussorgski réalise et renouvelle devant nous. De là vient l’atrocité presque intolérable de sa musique, Pour qu’il soit impossible de l’entendre, et pénible d’en parler seulement, ou d’en écrire, il n’est pas nécessaire que le malheur qu’elle chante nous ait frappé : c’est assez qu’il ait passé près de nous.


Nous voilà parvenus au terme de la « triste, effrayante et parfois funèbre promenade. » Moussorgski lui-même va mourir. Une de ses dernières mélodies, Sans soleil, est son dernier sanglot, son dernier soupir. Les plus dolentes complaintes que la détresse d’un Verlaine ait inspirées à la musique moderne : D’une prison, de M. Reynaldo Hahn, ou la très subtile et très fluide chanson de M. Debussy : Il pleure dans mon cœur comme il pleut sur la ville, n’atteignent point à la désespérance dont ce peu de mesures débordent. Je me trompe : elles n’en débordent point, mais plutôt elles en étouffent. Cela est encore plus triste que la Guerre, car il n’y a là ni l’enthousiasme, ni l’héroïsme ; plus lugubre peut-être que la Berceuse de la Mort elle-même, car, auprès de cette agonie solitaire, une mère ne veille pas. Cela est beau comme du Schumann : beau de la même intimité, de la même intensité. aussi. « J’ai trop souffert ! Pourquoi ? J’ai trop douté ! Pourquoi ? » Oh ! quel atroce martyre trahit cette double