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kermesse effrayante de violence et de férocité. Effrayante aussi de douleur, car, à de certains momens, toutes les passions, toutes les colères et toutes les haines semblent se fondre en cette immense plainte que M. de Vogüé, parlant d’un réaliste aussi, le poète Nekrassof, a magnifiquement définie : « ce gémissement du peuple russe, qu’on entend partout, dans les champs et sur les routes, dans les tavernes et dans les mines, sous la meule et sous le chariot, au bivouac des bergers de la steppe et sur les eaux de la Volga, qui submerge notre terre, a dit le poète lui-même, comme les eaux du grand fleuve débordées au printemps. »

Cette scène est encore moins un finale, au sens classique du mot, que toutes celles qui, dans l’œuvre de Moussorgski, lui ressemblent. Plutôt que dans le développement symphonique, elle consiste dans une accumulation d’épisodes qui ne font que s’accroître en mouvement et en force. Enfin, lorsque tout est au comble : le rythme et la sonorité ; quand a jailli, pareil au hurlement de bêtes qu’on traque, le cri des moines qu’on est près d’égorger, alors, la musique se détend et se dilate ; les cercles qui nous étreignaient s’élargissent, et, dans une clarté d’apothéose, le cortège passe. Il est passé ; de tout ce fracas il ne reste qu’une complainte grêle, et qui le fait, oublier. Sans loi, sans but, presque sans forme, la chétive mélopée vague et divague. Assis au bord de la route boueuse, l’idiot chante la vanité de toutes choses, le néant des empires, l’éternelle illusion et l’esclavage éternel du peuple. Quelle moralité ! Quelle leçon ! Je doute si la légende ou le symbole wagnérien en a jamais donné de plus grande et de plus terrible que ne font ici l’histoire et la réalité’. En tout cas, le musicien d’une telle scène a été l’un des maîtres de l’âme de la multitude ; il a mérité qu’on le compte ; parmi les ouvriers dont parlait le Prophète, et qui « travaillent sur les nations. »


IV

« On ne chante, dit Aristote en ses Problèmes musicaux, on ne chante que lorsqu’on est. en joie. » Moussorgski, de toutes les forces de son génie, a protesté contre cette parole. Il n’a guère chanté que ceux qui sont en peine, et le dernier trait, le plus saillant peut-être de son réalisme, consiste dans son amour non seulement de la souffrante, mais de l’horreur. Je dis : « son