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musique ne se conçoit ni sans intelligence ni sans cœur, et pas plus qu’insensée elle ne saurait être indifférente. Fut-ce dans l’ordre de la musique sans paroles, celle que Hegel nomme la musique pure, il n’est guère de chefs-d’œuvre impassibles, et par les sonates, les symphonies et quelquefois les fugues elles-mêmes, l’âme autant que la raison d’un Mozart, d’un Beethoven ou d’un Bach, a parlé.

La musique pure exprime le sentiment abstrait et dans son essence. Elle crée des trésors de vérité et d’humanité, mais d’une humanité pour ainsi dire anonyme, impersonnelle et flottante. Un idéalisme supérieur la domine toujours. Tout autre est la condition de la musique chantée ou dramatique. A celle-ci, la parole et l’action permettent, que dis-je ? commandent plus de précision et. de particularité. Tandis que la musique pure est idéaliste parce qu’elle généralise, la musique de chant ou de théâtre est réaliste parce qu’elle spécifie. Au lieu de représenter le sentiment en soi, c’est en nous : en quelques-uns, en chacun d’entre nous qu’elle le détermine et le personnifie.

L’œuvre de Moussorgski ne comprend que très peu de musique instrumentale. Le catalogue dressé par son biographe renferme seulement quelques pièces d’orchestre ou de piano. Trois ou quatre, au plus, ne portent pas de titre. Les autres, en petit nombre d’ailleurs, ont toujours pour sujet soit une idée, soit un fait extra-musical. L’Impromptu passionné (1859) a été composé sous l’impression de la lecture du roman de Herzen : A qui la faute ? thèse en faveur de l’amour libre. Le manuscrit porte en marge : « Souvenir de Beltof et de Liouba des héros du roman)[1]. » Voici, d’après Moussorgski lui-même, l’origine d’un Intermezzo d’abord écrit pour piano, puis instrumenté et dédié à Borodino. A la campagne, par un beau jour d’hiver, le musicien vit passer, glissant et trébuchant sur la neige, un groupe de paysans : « Tout cela, dit-il, était à la fois beau, pittoresque, sérieux et drôle. Tout à coup parut, sur une route unie, une troupe de jeunes femmes ; elles marchaient gaiement, sans peine, en chantant et en riant. Ce tableau se grava dans ma tête sous une forme musicale et, très inconsciemment, j’eus l’idée de la première mélodie, à la Bach ; les rires joyeux des femmes se présentèrent à moi sous la forme de la mélodie qui m’a servi

  1. M. d’Alheim.