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Ou serait-ce la projection d’une volonté étrangère dans notre cerveau ? Impossible de ne pas reconnaître dans tout cela l’influence de Benedetto Varchi et de ses amis, fécondée par l’esprit de la science moderne qui naissait, en ce moment-là, avec Bacon.

Si l’inégalité des sujets est frappante et la hauteur de l’inspiration très variable, la diversité est plus grande encore dans le ton, l’accent, l’expression. Si les Sonnets nous étaient présentés dans l’ordre et à la date où ils ont été écrits, ils nous montreraient Shakspeare disciple de l’euphuisme, son émancipation graduelle, son triomphe complet, définitif. En 1592, Shakspeare ne conçoit rien au monde de plus beau que d’imiter Lyly, Spenser et Sidney, surtout Sidney, pour lequel il avait une dévotion particulière. D’autant plus qu’au-delà de Sidney, il voyait Pétrarque, et, au-delà de Pétrarque, il entrevoyait Platon. Ceux qui jugent l’euphuisme d’après ce courtisan prétentieux et imbécile que Walter Scott a mis en scène dans l’Abbé s’en feront l’idée la plus fausse du monde. Il y a un bon et un mauvais euphuisme, comme il y a un précieux qui est charmant et un précieux qui est ridicule : Piercy Shafton est à Sidney ce que Mascarille est aux hommes d’esprit de l’hôtel de Rambouillet. Le vrai précieux, le précieux de l’Hôtel a eu cette bonne fortune inattendue d’être, après deux siècles et demi, ravivé avec toutes ses audaces et toutes ses grâces par un poète habile. Pareil sort n’est pas échu à l’euphuisme, qui reste sous le coup de la lourde et bourgeoise satire de l’ancien greffier de la Cour des sessions. Qui nous ressuscitera l’euphuisme ? Mais à quoi bon ? Ne suffit-il pas de lire l’Arcadia ? Œuvre de passion, mais, en même temps, œuvre de réflexion, de patience, de sagesse. M. Taine exprime à merveille la jeunesse et l’ardeur des sensations qui y éclatent ; mais son style fiévreux, haletant, outré en rend mal la douceur insinuante, la jolie finesse, et cette grâce propre à Sidney qui glisse sur les sentimens de l’âme amoureuse comme un cygne sur les eaux.

Les premiers sonnets sont ou la paraphrase ou la traduction littérale de certains passages de l’Arcadia, dans lesquels le mariage est présenté comme une nécessité pour l’être beau et parfait qui a le devoir de perpétuer ses perfections et sa beauté. A mesure qu’on avance dans les Sonnets, l’influence de Sidney est moins palpable, elle est, du moins, intermittente ; elle finit par s’effacer et disparaître. Dans l’ordre où sont rangés les