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plus dévoué et le plus fidèle de celui qu’il avait d’abord inquiété. Essex l’emmena dans son expédition des Açores. Southampton, vice-amiral et commandant de la Garland, dirigea en personne les troupes anglaises dans certaine action qui fut appréciée de façon contradictoire, car Essex l’embrasse après la bataille et la reine, à son retour, lui tourna le dos. Qu’est-ce à dire ? La contradiction s’explique. C’était un de ces héroïques faits de guerre aux résultats désastreux, comme il s’en trouve dans toutes nos histoires. Essex, qui, lui-même, était le plus brave des soldats et le plus médiocre des généraux, embrassait le preux chevalier ; la reine, habituée à juger toutes choses d’après le succès final, tournait le dos au tacticien maladroit. Lorsque Essex risqua sa malheureuse prise d’armes, Southampton se jeta, sans y croire, à sa suite, dans cette révolution d’un soir, qui faillit aboutir pour lui, comme pour son ami, à l’échafaud. La reine lui laissa la vie, mais ne lui rendit ni la liberté ni sa faveur. A l’avènement de Jacques, il fut, avec tous ceux de sa faction, comblé d’honneurs et de grâces. Nous le voyons, sous ce règne, protégeant les gens de lettres, s’employant avec énergie aux premiers essais de colonisation au-delà de l’Océan, et enfin, à cinquante ans passés, combattant pour l’indépendance des Pays-Bas à la tête d’un régiment anglais. En ce temps-là, l’Angleterre défendait l’indépendance des petits peuples contre le despotisme. Southampton eut cette dernière gloire de mériter la haine de Buckingham par sa courageuse opposition dans la Chambre haute : sa mort fut attribuée au favori dont la mémoire n’a pas été justifiée de cette accusation.

C’est, en somme, un personnage sympathique, et, si l’on fait la part de la poésie, qui exagère, et de la jeunesse, qui embellit tout, il ne semble pas impossible, au premier abord, qu’il ait été le héros et le destinataire des Sonnets. Qu’il goûtât la poésie et qu’il recherchât la compagnie des poètes, cela nous est attesté par des faits nombreux. Sa mère ayant épousé en secondes noces le vice-chambellan Sir Thomas Heneage, son patronage pouvait être et fut, en effet, plus d’une fois utile aux comédiens. Qu’il ait été l’ami de Shakspeare, il n’est pas permis d’en douter, puisque le poète lui dédia successivement ses deux poèmes lyriques, Vénus et Adonis et l’Enlèvement de Lucrèce. Il est même facile de noter, de l’une à l’autre dédicace, un progrès sensible dans la tendresse et la familiarité. Cette amitié était moins