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peuple et par ses magistrats, quand ils en donnent le touchant exemple, il n’est permis à personne de contrarier ce vœu. Vous y obéirez, citoyens, et j’augure assez bien de votre patriotisme pour croire que vous ferez, sans que je vous en donne l’ordre, le sacrifice de votre pièce, puisque la tranquillité publique vous l’impose. » En même temps, le bureau central, c’est-à-dire la réunion des trois fonctionnaires chargés de la police urbaine, était invité à surveiller les théâtres, à prendre préventivement connaissance des pièces, « à ne plus rien tolérer dans les spectacles qui pût dévier les esprits, alimenter les haines, prolonger des souvenirs douloureux. »

Les administrateurs de l’Opéra-Comique ne voulurent pas obtempérer à l’exhortation ministérielle. Au lieu de supprimer leur pièce, ils se bornèrent à la communiquer au bureau central, afin qu’elle pût reparaître sur l’affiche après avoir subi quelques coupures ; ce moyen terme fut agréé par l’autorité. Le bureau avait d’ailleurs fort à faire, car les manuscrits soumis à son approbation, comédies, vaudevilles, satires en vers et en prose, affluaient. La plupart de ces pièces étaient très vives, très expressives de l’état des esprits ; dans l’une, le Représentant postiche, un député figurait sous les traits « d’un imbécile du dernier ordre ; » dans d’autres, les ex-Conseils et le Directoire prenaient forme de personnages ridicules ou odieux, les Jacobins étaient désignés par de clairs homonymes : brigand, stylet, brise-tout. Le bureau central biffait, raturait ; il interdit plusieurs pièces, mais en laissa passer un assez grand nombre pour que, le 28 brumaire, le programme des spectacles fût ainsi composé : « aux Italiens, les Mariniers de Saint-Cloud ; aux Troubadours, la Pêche aux Jacobins ou la Journée de Saint-Cloud ; au Vaudeville, la Girouette de Saint-Cloud ; au Théâtre des Victoires nationales, le Dix-Neuf Brumaire ou la Journée de Saint-Cloud ; au Théâtre Molière, la Journée de Saint-Cloud ou les Projets à vau-l’eau. » Dans les pièces expurgées, le public cherchait quand même l’allusion et la découvrait ; c’étaient alors des tempêtes de bravos et de cris, des huées vengeresses ; on s’en donnait à cœur joie d’insulter aux vaincus, à ces tyrans odieux et grotesques, émergés des bas-fonds, à ceux par qui la France avait tant souffert ; et toute la gent jacobine, se sentant fouaillée, se démenait et hurlait.

La réaction sortit des théâtres et des endroits clos, se