Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 2.djvu/447

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

retentissement dans le cœur désolé de la fille et chaque condamnation nouvelle que signe le duc achemine davantage vers la tombe sa chère malade. Comme elle s’oppose à celle du duc d’Albe, la figure de doña Raphaële s’oppose encore à celle de Dolorès : c’est l’ange en face du démon. Trop est trop. C’est un dédale où l’on se perd. D’autant que l’antithèse ne sert pas seulement à opposer un personnage à un autre personnage : elle oppose chez le même individu un sentiment à un autre sentiment. Reprenons l’énumération de tout à l’heure. Rysoor, c’est le mari amoureux dans le citoyen. Karloo, c’est l’amant dans le patriote. Le duc d’Albe, c’est le père dans le bourreau. On a dit souvent que Victor Hugo avait imposé au drame la forme même de son génie antithétique : ce n’est pas exact. L’antithèse est inhérente au drame, étant le moyen le plus violent pour frapper l’attention.

C’est encore une condition du drame que le déploiement du spectacle. Il faut parler aux yeux. Quoi de plus pittoresque que le XVIe siècle, que les Flandres, que l’Espagne ? Ces rues encombrées d’une foule bariolée et grouillante, ces remparts couverts de glace, ces intérieurs sombrement décorés, ces processions, sont du plus bel effet. Le drame veut du mouvement et du bruit : les épées sortent du fourreau, les cloches sonnent, le canon gronde, on se bat sur la scène, l’odeur de la poudre se répand dans la salle. Le drame s’adresse aux sens et les remue volontiers par l’étalage de la douleur physique. Dès le premier acte de Patrie, nous voyons défiler des accusés qu’une procédure sommaire et une parodie de justice envoient au bourreau. Une jeune fille crie, se débat, il faut l’emporter. Au second tableau Rysoor rudoie sa femme et lui tord le poignet, comme le duc de Guise tordait le poignet de la duchesse dans Henri III. On ne parle, tout du long de la pièce, que de pendaison, de fusillade et de torture. Une sinistre procession, telle que les romantiques les affectionnaient, emplit l’avant-dernier tableau : soldats en costume de parade hallebardiers, porte-étendards, porte-croix, porte-dais, tortionnaires, moines en cagoules accompagnent les condamnés jusqu’à la place où est dressé le bûcher. Magnifique mise en scène de la mort ! Il nous reste à voir s’enflammer le brasier. Ce sera l’affaire du dernier acte. Un amant qui poignarde sa maîtresse, à la lueur du bûcher où lui-même il va se jeter, on n’imagine guère pour un drame romantique une fin plus congruente… Comme on le voit, il n’est aucun des procédés essentiels du genre que M. Sardou n’ait ici mis en œuvre, et avec l’habileté qu’on lui connaît. Pairie acquiert par là une réelle valeur représentative, et c’est ce qui lui donne, encore aujourd’hui, de l’intérêt.