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sont rien moins que libéraux ou « libertaires » et l’anarchie n’a aucune première source ou première racine dans l’Encyclopédie.

Il est d’autres hommes qui suspectent dans la religion une abdication moins de la volonté que de l’intelligence et qui y voient avec répugnance une habitude de penser en commun, alors qu’à leur avis la pensée est éminemment chose personnelle. Ce sont ces hommes-là ou qui ont inventé, sous un mot ou sous un autre la « libre pensée, » ou qui ont institué le protestantisme, lequel, par le développement même de son principe, devait incliner de telle manière, le temps aidant, vers la libre pensée qu’il en serait comme l’asymptote, toujours près de se confondre avec elle et ne la rejoignant jamais. Et ceci est un peu plus l’État d’esprit des Encyclopédistes, car ils sont individualistes : mais ce ne l’est pas encore tout à fait ; car ils sont assez loin de mépriser l’effort en commun, la pensée de plusieurs, coordonnée, au moins, au service d’un dessein général, et ils ne sont pas si éloignés d’être une petite église.

Le fond de la pensée des plus qualifiés des Encyclopédistes relativement à la religion me paraît être à peu près celui-ci. Toute religion suppose une foi, des mystères, une tradition. Ce sont trois choses détestables. La foi est une sottise. Il ne faut pas croire, il faut savoir. La loi de l’homme est d’apprendre, de raisonner sur ce qu’il apprend, et de savoir de plus en plus. Au-delà, en deçà, à côté, rien. La foi est un effort de volonté ou une paresse. Comme paresse elle est honteuse ; comme effort de volonté, elle est un travail vain et une excitation maladive et malsaine. La foi est « l’antipathie » même, dans le sens qu’on donnait à ce mot au XVIIe siècle, de l’esprit encyclopédique. L’Encyclopédiste, qui est le plus affirmatif des hommes, en est le moins croyant. Il regarde comme puéril d’avoir une certitude de sentiment ou une évidence de volonté. On ne doit avoir qu’une certitude de connaissance ou une évidence de raisonnement. « Le cœur [c’est-à-dire l’intuition intime] a ses raisons que la raison ne connaît pas » est un mot qui n’a aucun sens. On sait ou l’on ne sait point. Croire sans savoir n’est pas d’un homme.

Et aussi toute religion a des mystères, ce qui est du même ordre d’idées que la foi, mais n’est pas tout à fait la même chose. La foi est l’essence de la religion ; le mystère on est l’aliment spirituel, et en est aussi comme l’exercice spirituel. Le croyant se plaît au mystère, pour entretenir et pour exercer ses facultés