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L’ENCYCLOPÉDIE.

qu’inventeur, de critiquer que de créer, de détruire que d’édifier et de se moquer de son père que de faire mieux, que lui. Cependant les Encyclopédistes, par leurs négations mêmes, étaient amenés à affirmer certaines choses assez nettement, et par leurs répugnances à en adopter quelques-unes avec assez d’ardeur. S’apercevant que l’humanité avait été dirigée jusqu’à eux par des idées où certes on peut être conduit par la raison, mais qui cependant la dépassent, par des théories auxquelles l’observation n’est pas étrangère, mais qui, cependant, la dominent, et par des sentimens qui, certes, mènent au bonheur, mais qui y mènent sans le chercher, précisément parce que, au lieu de le chercher, ils le produisent ; les Encyclopédistes ont pris sinon exactement, car il faut se méfier de la symétrie quand on expose l’évolution des idées humaines, du moins approximativement le contre-pied de ces idées, de ces théories et de ces sentimens, et ils ont rêvé une humanité guidée par la seule raison, armée de la seule science, n’ayant pour but que le bonheur, et ne cherchant le bonheur que dans le bien-être matériel.

Rationnelle, scientifique, pratique, telle doit être la philosophie nouvelle ; rationnel, scientifique, pratique, tel doit être l’esprit nouveau.

C’est une chose assez singulière que ce que les Encyclopédistes entendent par raison. Ce n’est pas précisément une force de l’esprit, c’est une répugnance et une méfiance de l’esprit. C’est je ne sais quelle faculté de notre âme qui aurait pour devise le « Souviens-toi de te défier » de Mérimée. Par homme raisonnable, l’Encyclopédiste entend un homme qui se défie de l’imagination, qui se défie du sentiment, qui se défie du consentement universel, qui se défie de la tradition, qui se défie de la raison collective et qui se défie de la raison d’autrui. Et remarquez que nous sommes tellement individualistes que, vous qui me lisez, vous ne laissez pas de vous reconnaître un peu en ce portrait, et que, moi qui écris ceci, j’ai terriblement peur qu’il ne me ressemble. C’est que l’Encyclopédiste est du premier coup l’individualiste passé maître et l’individualiste modèle. Et c’est pour cela qu’il est rationaliste fieffé. En cela, il réfute bien par avance Cousin et son école. Celui-ci et celle-ci pensaient que la raison est impersonnelle, parce qu’ils la confondaient avec la logique. La raison n’est point impersonnelle ; elle ne l’est pas