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belle, dois-je ou ne dois-je pas le gronder ?… Pourquoi, méchante, ne t’ai-je pas vue hier soir ?… » Vous savez que cette épître familière est une réclame ; néanmoins, vous tournez la page et, dans le récit d’un concert, vous apprenez l’existence d’un nouvel instrument de musique récemment inventé, « qui vaut à lui seul un orchestre. » Ce spécimen est autographié ; d’autres correspondances, plus commerciales, sont composées en caractères de machine à écrire ; plusieurs sont manuscrites. Procédé coûteux, — chaque copie revient à 0 fr. 15 par page ; — dangereux aussi, par les bourdes orthographiques que des plumes illettrées laissent filtrer dans cette prose.

Il a pourtant ses avantages, puisque les négocians en vins le pratiquent avec persévérance. On riait de M. Guillaume, affirmant n’être point marchand, mais se plaire seulement à céder son excellent drap à des amis en échange de quelque monnaie. Sur ce personnage classique se modèle à ravir, avec une exquise bonhomie, tout un groupe de maisons de la Gironde. Aucun de ces fournisseurs ne se mêle de trafic ; ils y sont tout à fait étrangers ; celui-ci a simplement reçu quelque dépôt qu’il détaille pour rendre service ; celui-là est « liquidateur judiciaire ; » avec lui, vous profiterez de quelque bonne ruine d’un commerçant en déconfiture ; cet autre a bien fait partie de la corporation mercantile, mais il la quitte : « Je viens vous faire part, écrit-il, qu’un de mes pareils, célibataire, vient de maire héritier de sa grande fortune, à la condition que nous irions vivre en famille chez lui. Obligé de renoncer aux affaires, qui étaient fort agréables pour moi, j’ai l’honneur, Monsieur, de vous offrir, avec grande perte, les meilleurs vins du monde, etc. »

La majorité sont des « propriétaires ; » et, pour écouler le jus de « leurs vignes, » ils disposent d’une richesse de vocabulaire qu’eut enviée le regretté Mangin, lorsqu’il débitait, le casque en tête, des crayons sur son char. Même cette richesse, semble-t-il, les trahit : à lire rémunération des qualités qui distinguent leur sauterne, « nerveux, corsé, charnu, don ; comme les rayons du soleil, » possédant « une limpidité de cristal et un bouquet adorable, » digne, par « sa vinosité, sa sève et son coulant, » d’honorer une « bibliothèque de vins fins, » on se demande comment un simple récoltant tourne si bien une telle harangue, et si le « château » qui orne son papier à lettres n’est pas uniquement le plan de celui qu’il bâtira, après fortune faite.