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comme un homme du monde s’accommode d’un habit trop juste Chaque personnage a reçu son mot d’ordre et ne le discute pus. On obéit à l’amour et non à sa maîtresse, au devoir et non à son prince, à l’honneur et non à son père. Les affections individuelles et les sentimens de la nature le cèdent aux obligations abstraites de la consigne. Et quand le Shogun pardonne, en le comblant d’honneurs, au meurtrier qui s’est embusqué sur son passage, sa clémence ne respire ni politique, ni poésie chevaleresque : c’est un léger mouvement de tête, le geste imperceptible d’un Pharaon qui passe, étonne et rentre satisfait dans son auguste pénombre.

Mais cette simplicité, cette pauvreté de sentimens, ces êtres d’une seule idée, ces âmes limpides et brillantes, où la pensée, loin d’évoluer, se pétrifie, relèvent de l’épopée, et j’admire sans réserve les , rapsodies dialoguées qui, habilement cousues par un aède de génie, auraient pu donner à la race japonaise l’expression testamentaire de son idéal. Les personnages de la légende, dont le flot des générations a sculpté la figure, se dressent partout comme des statues éparses qui attendraient leur panthéon. Vallées de Roncevaux, vous n’avez rien de plus mélancolique que les collines du Yamato où, jeune, glorieux et misérable, Yoshitsuné, trahi par les siens et traqué par son frère, se sépare de sa bien-aimée ! Ils étaient si tendrement unis qu’une goutte d’eau ne fût pas tombée entre eux, elle plus populaire des héros japonais en est aussi le plus infortuné, car une immense pitié a soulevé de tout temps le rêve de tous les peuples. C’est lui qui arrive un soir avec sa faible escorte devant un bureau d’observation où les soldats avaient ordre de l’arrêter. Il s’est déguisé en portefaix et ses officiers, pour écarter tout soupçon, le chargent de ballots, le maltraitent, l’injurient, le frappent même, tandis que leur petite troupe défile sous les yeux des inquisiteurs. Mais le chef du poste, qui du haut de son cheval contemplait la scène, a reconnu le héros. Un tel respect de l’infortune lui prend l’aine qu’au moment où Yoshitsuné passe, il se laisse tomber de cheval, ne voulant pas, selon l’étiquette japonaise, dominer un prince. Et quand le fugitif a disparu, il s’ouvre le ventre et se punit lui-même silencieusement d’avoir manqué à son devoir.

Les Japonais ont adoré le courage malheureux, et, comme une mère fait de l’enfant prédestiné à la douleur, la foule a choisi pour compagnon de ce jeune homme invincible au triste sourire