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plus rares. Et si, comme on me le faisait ingénieusement remarquer, ce peut être un signe de noblesse que de ne point établir de degrés entre le bien et le mal, le beau et le laid, le permis et l’illicite, cette noblesse qui tient du barbare ignore le travail de la réflexion et les nuances de la pensée. Mais voici qui me frappe davantage : le sujet, dans la phrase japonaise, correspond bien moins au nominatif qu’au génitif des Latins. La particule dont il est suivi a le même sens que notre préposition de. Alors que chez nous l’action affirme une personnalité, je marche, le Soleil luit, chez les Japonais elle ne prouve qu’un fait, il pleut, il tombe de la neige. Ce fait provient assurément du sujet, mais l’étroite relation de l’effet à la cause n’est pas mise en évidence. Le sujet subit l’action encore plus qu’il ne la provoque. Aussi le verbe reste-t-il toujours impersonnel, le futur toujours dubitatif. Ajoutez que l’absence des pronoms personnels oblige les Japonais d’y suppléer par des tournures compliquées et savantes, des noms et des adjectifs spéciaux, des particules respectueuses, des formes verbales qui expriment toute la hiérarchie de la politesse. Rien ne dénote mieux la passivité de l’âme et le perpétuel effacement de l’individu derrière son rôle ou sa fonction sociale. L’individu n’existe que relativement aux autres. C’est à l’aide de formules indiquant leurs mutuels rapports que les hommes se désignent et se différencient.

Ne nous étonnons donc point si les personnages dramatiques semblent agir sous l’impulsion de motifs extérieurs. Leur caractère ne se développe pas. Leur héroïsme ne leur coûte qu’un effort physique. Ils font des haltères avec des sacrifices surhumains. Ce ne sont pas des pantins physiologiques, Dieu merci ! Ce sont les automates du devoir ou de la trahison, de l’honneur ou du crime, de la reconnaissance ou de l’ingratitude, des conventions sociales et de la mégalomanie. Pendant qu’ils se démènent, le chœur, représenté par un vieil hiérophante rasé comme un moine, qui d’une loge grillée psalmodie son récitatif aux sons du shamisen, nous explique leur pantomime et ne nous initie guère aux débats de leurs âmes, car, si chez nous la lutte et même l’hésitation grandissent le héros, elles le diminueraient chez eux. L’amour, qui tient presque autant de place dans leurs comédies que dans les nôtres et dont la peinture reste chaste jusqu’au Yoshiwara, n’est en somme qu’un lieu commun dont tous les effets sont réglés d’avance. Les victimes en supportent la fatalité