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dit qu’elle veut mourir : ce n’est pas vrai ; seulement, son désir de vivre, elle la fait tant et tant bouillir et rebouillir au feu de sa bêtise qu’il n’en reste plus rien. » Et tel proverbe campera sous nos yeux, dans son pittoresque à demi castillan, l’orgueil râpé du Japon féodal. Les samuraïs les plus pauvres dissimulaient fièrement leur misère. Obligés de se serrer le ventre, ils affectaient d’avoir bien dîné. Et c’est pourquoi « le samuraï qui n’a pas mangé se promène en se curant les dents. »


Ce serait cependant méconnaître l’imagination japonaise que de la circonscrire dans les limites du réalisme. Nul peuple n’attacha plus d’importance aux capricieuses beautés de la nature et ne les contempla de plus près ; mais nul peuple aussi ne goûta davantage le charme silencieux du recueillement et du rêve. Du matin au soir, sous le soleil, nous avons parcouru des champs où nos pieds enfonçaient dans les fleurs, des forêts où la lumière pleuvait sur nos pas, des grèves d’or, des vallées d’ombre. Tout n’était autour de nous que mort et renaissance. Nous ne repassions pas deux fois par le même chemin, et, le temps de cligner les yeux, la face du monde avait changé. Nous nous sommes endormis, pleins de parfums, de couleurs, de bruits et de métamorphoses. Mais, pendant le sommeil, notre âme, cette mystérieuse ouvrière, a tamisé les couleurs, fondu les bruits, affiné les parfums, dégagé les formes impérissables, trié son viatique essentiel dans notre lourd bagage. Et, à l’instant délicieux où l’esprit réveillé devance l’éveil des paupières, la nature nous reparaît recréée, simplifiée, affranchie des lois de la perspective, baignée d’une vague lumière, sans ombre. Des spectacles entrevus ou admirés nous ne distinguons plus que les lignes évocatrices. La multiplicité se fond en unité ; l’individu résume l’espèce. Toutes les fleurs de la même famille s’épanouissent en une seule corolle. Les formes, dont les couleurs violentes s’amortissent et se transposent dans les tons neutres, atteignent le degré de perfection auquel la nature, fidèle à son plan, les porterait, si elle pouvait s’exercer en dehors de l’espace et du temps. Ce demi-rêve, où la réalité se dégrade jusques aux confins de l’irréel, est le domaine réservé et, pour ainsi dire, le sanctuaire de l’imagination japonaise. Elle y travaille sur des essences et des types, purifie la sensation de tout ce qu’elle a d’accidentel et l’éternisé. Les meilleurs artistes ne dessinent et ne peignent que de