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REVUE DES DEUX MONDES.

Tel est le nouveau mystère proposé à notre loi ; et vous croyez que la révélation de cette éternelle duperie plongera l’humanité dans l’ivresse ! Ixion sera d’autant plus heureux qu’il saura que la roue tournera toujours ; les Danaïdes, d’autant plus folles de joie quelles sauront que jamais l’eau ne comhlera l’abîme ! Sisyphe s’enivrera de voir son rocher retomber toujours sur sa tête ! L’enfer trouvera sa consolation dans la pensée qu’il est éternel ! Vous avez beau nous prêcher « l’affirmation de la vie, même dans ses problèmes les plus étranges et les plus durs ; la volonté de vie, se réjouissant dans le sacrifice de nos types les plus élevés à son caractère inépuisable. » Cela se comprendrait, si nous étions sûrs, en effet, que la vie produira toujours mieux, se dépassera vraiment elle-même, ne sera jamais emprisonnée dans les formes du présent, entraînera toutes choses dans un progrès sans fin. Mais vous nous avez enseigné, contrairement à Guyau, que les combinaisons de la vie sont finies et épuisables, qu’une fois épuisées, elles n’ont d’autre ressource que de recommencer dans le même ordre et de dérouler le même alphabet depuis l’alpha jusqu’à l’oméga, les mêmes élémens depuis l’hydrogène jusqu’à l’hélium. Vous nous avez enlevé une aune toutes les raisons de vivre, et vous voulez que nous aimions la vie !

Ma formule pour la grandeur d’un homme, écrivait Nietzsche dans son journal de 1888, est amor fati, amour du destin ; ne vouloir changer aucun fait dans le passé, dans l’avenir, éternellement ; non pas seulement supporter la nécessité, encore moins la dissimuler, — tout idéalisme est un mensonge en face de la nécessité, — mais l’aimer. » Ainsi Nietzsche s’écrie, comme le stoïcien : « Ô monde, je veux ce que tu veux ; » ô devenir, je veux devenir ce que je deviendrais alors même que je ne le voudrais pas ! — Mais pourquoi ce consentement à l’éternel tourbillon de l’existence, si l’existence n’est pas conçue comme bonne, comme produisant ou pouvant produire plus d’intelligence, plus de puissance, plus de bonté, et, conséquence finale, plus de bonheur ? Nietzsche a rejeté toute finalité de la nature, soit transcendante, soit immanente ; il ne voit partout que le flot qui pousse le flot et, au plus fort de cette tempête sans but qui épouvantait Guyau, il veut que nous aimions la vague qui nous engloutit !

— Pourquoi ? — C’est, répond-il, que nous sommes nous-mêmes « parties de la destinée ; nous appartenons au tout, nous