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LA RELIGION DE NIETZSCHE.

l’humanité, par delà ce monde pour lequel seul il professe le pessimisme, Schopenhauer faisait ainsi luire une espérance de libération, et de libération non pas négative, mais positive. Nietzsche, au contraire, ne saperçoit pas qu’il nous laisse sans le plus léger espoir de délivrance. « Le pessimisme, objecte-t-il avec force à Schopenhauer, est impossible pratiquement et ne peut pas être logique. Le non-être ne peut pas être le but. » Schopenhauer aurait pu lui répondre : le non-être d’un monde voué à la douleur et au mal peut fort bien être un but ; car le non-être de ce monde peut produire l’être véritable, dont nous n’avons, il est vrai, aucune représentation, que nous ne pouvons donc affirmer, mais que nous ne pouvons pas davantage nier. Vous, au contraire, vous ne voulez pas nier la vie telle quelle s’agite dans le monde de nos représentations, qui est aussi le monde de nos souffrances ; vous voulez affirmer la vie comme étant identique à l’être même ; mais votre prétendu être n’est qu’un devenir fou, éperdu, échevelé, une course à l’abîme où, au lieu de rien atteindre, tout vous échappe, où, au lieu d’avancer, vous tournez sans cesse comme les esclaves antiques poussant leur meule ; votre prétendu être est l’éternelle et vaine et vide identité de l’être et du non-être dans le devenir, où Hegel n’avait vu que le plus bas degré de la dialectique, limbes de l’existence sortant à peine des ténèbres du néant absolu.

Malgré votre mépris pour la « petite raison », ni votre petite ni votre grande raison elle-même n’acceptera de dire oui à la vie, si tout a pour conséquence : non. Elle ne le peut, en vérité, que si elle est sous influence d’un excitant ou d’un narcotique ; mais une telle ivresse ne durera pas toute l’existence. Il y a des douleurs de l’âme qui réveillent et dégrisent même Zarathoustra. Il l’aurait avoir à jamais perdu toute sa grande raison, et même tout son grand cœur, pour se réjouir de l’éternelle fuite de toutes choses, de éternelle vanité de tout effort, de l’éternelle défaite de tout amour. Devant le cadavre de ceux qu’on aime et qui, par leur beauté d’âme, leur élévation de pensée, leur doucenr de cœur, eussent mérité d’être immortels, quelle raison saine et quel cœur sain éprouvera l’ivresse joyeuse de « l’anéantissement » et se consolera dans la pensée de l’écoulement sans limites ? En vertu de l’éternel retour, dites-vous, ce que tu as perdu revivra, et toi aussi ; un nombre infini de fois tu aimeras, et un nombre infini de fois tu verras s’anéantir ce que tu aimes !