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LA RELIGION DE NIETZSCHE.

toujours en avant » et sa conception du piétinement universel. La seconde éclate entre son scepticisme à l’égard des lois mathématiques et sa foi aveugle au cercle de Popilius, tracé par les mathématiques. Ne finit-il pas par diviniser ce cercle vicieux lui-même, en s’écriant : « Circulus vitiosus, Deus ? »


V


Nous avons vu le dogme suprême et contradictoire qu’annonce au monde Zarathoustra. Il nous reste à chercher par quelles initiations successives l’homme peut participer aux mystères de la religion néo-païenne. Donnant un nom nouveau à une conception bien ancienne (que Schiller, entre autres, si méprisé de Nietzsche, avait exprimée avant Schopenhauer lui-même), Nietzsche appelle apollinienne la contemplation esthétique du monde, premier degré de l’initiation religieuse. L’adorateur du beau dit au monde et à la vie : « Ton image est belle, ta forme est belle, — quand on te contemple d’assez haut et d’assez loin pour que les douleurs et les misères se perdent dans l’ensemble : — je veux donc te contempler et t’admirer. » Rationnellement inintelligible, le monde n’en est pas moins esthétiquement beau. Renan avait déjà, lui aussi, représenté l’univers comme un immense spectacle qui offre au contemplateur dilettante les scènes les plus variées, où il se garderait bien de rien changer. Un Néron y fait si belle figure à sa place ! Après Renan, Nietzsche nous invite à contempler le monde comme « un drame varié et riche, » — où pourtant recommencent toujours à l’infini les mêmes épisodes ! Le sentiment de la beauté lui paraît une justification suffisante de l’existence. L’homme supérieur doit vivre comme un apollinien, pour rêver et s’enchanter soi-même de son rêve.

Par malheur, le rêve de la vie touche trop souvent au cauchemar pour que la justification apollinienne soit autre chose qu’une illusion où quiconque pense et souffre refusera de se complaire. Cette première initiation aux mystères n’est qu’un leurre. Nietzsche lui-même nous en propose une seconde, qu’il appelle encore d’un nom nouveau, quoiqu’elle ne soit pas nouvelle : l’ivresse dionysienne. Schopenhauer avait distingué l’état artistique de l’âme de l’état métaphysique. Pour l’artiste, le monde est un ensemble d’ « idées » analogues à celles de Platon,