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fond demeure à jamais inaccessible aux formules scientifiques, et surtout mathématiques, par conséquent à jamais ouvert aux hypothèses métaphysiques. De même que l’être est le grand genre suprême, genus generalissimum, enveloppant toutes les espèces de l’objectif, de même la conscience est le grand genre suprême enveloppant et contenant toutes les espèces du subjectif ; on ne pourra donc jamais répondre entièrement à ces deux questions : Qu’est-ce que l’être ? Qu’est-ce que la conscience ? ni, par cela même, à cette troisième question qui présupposerait la solution des deux autres : « La conscience sera-t-elle ?  » À plus forte raison aucun Nietzsche ne saurait démontrer que la conscience sera toujours renaissante et mourante sous les mêmes formes, que l’être est une simple volonté de domination qui aboutit à être toujours vaincue, puis à recommencer la même lutte avec les mêmes péripéties pour subir la même défaite. Au lieu d’admettre un éternel reflux, il est plus logique d’admettre un éternel mouvement en avant, par le moyen même de ces flux et reflux qui sont la vie. « Nos plus hautes aspirations, qui semblent précisément les plus vaines, sont comme des ondes qui, ayant pu venir jusqu’à nous, iront plus loin que nous, et peut-être, en se réunissant, en s’amplifiant, ébranleront le monde… C’est à force de vagues mourantes que la mer réussit à façonner sa grève, à dessiner le lit immense où elle se meut[1]. » — L’avenir, conclut Guyau avec une sagesse étrangère à Nietzsche, n’est pas entièrement déterminé par le passé connu de nous. L’avenir et le passé sont dans un rapport de réciprocité, et on ne peut connaître l’un absolument sans l’autre, ni conséquemment deviner l’un par l’autre. » C’est là, croyons-nous, pour tout philosophe qui a le sentiment des bornes de notre connaissance, le dernier mot de la question. Le cercle éternel de Nietzsche, au contraire, n’est qu’un jeu mathématique, qui ne peut manquer de laisser échapper le fond même des réalités. Et Nietzsche, encore une fois, aurait dû le comprendre lui-même, puisqu’il admet (comme d’ailleurs Guyau) que les mathématiques sont une simple enveloppe dont les mailles enserrent l’être sans le pénétrer.

Nietzsche, en définitive, est réduit à deux antinomies essentielles. La première éclate entre sa conception de « la vie qui va

  1. L’Irréligion de l’avenir, p. 458.