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LA RELIGION DE NIETZSCHE.

nité, dont s’était inspirée la Révolution française. Nietzsche voit là une déviation et une décadence ; il s’en tient à l’individualisme primitif et élève le moi contre la société entière. À la démocratie qui menace de tout niveler il oppose une aristocratie nouvelle, où il voit le seul salut possible ; à l’homme moyen il oppose le surhomme.

Nietzsche a d’admirables qualités d’esprit et de cœur ; il a la noblesse de la pensée, l’élévation des sentimens, l’ardeur et l’enthousiasme, la sincérité et la probité intellectuelles. Sa poésie est un lyrisme puissant ; sa philosophie a je ne sais quoi de pittoresque qui séduit l’imagination ; c’est une série de tableaux, de paysages, de visions et de rêves, un voyage romantique en un pays enchanté, où les scènes terribles succèdent aux scènes joyeuses, où le burlesque s’intercale au milieu du sublime. Nietzsche est sympathique par les grands côtés. Ce qu’il y a d’antipathique en lui, c’est la superbe de la pensée. Toute doctrine d’aristocratie exclusive est d’ailleurs une doctrine d’orgueil, et tout orgueil n’est-il pas un commencement de folie ? Chez Nietzsche, le sentiment aristocratique a quelque chose de maladif. Il se croit lui-même d’une race supérieure, d’une race slave, comme si les Slaves étaient supérieurs, et comme s’il était Slave lui-même ! Et toute sa vie, cet Allemand pur sang s’enorgueillit de ne pas être Allemand. Fils d’un pasteur de campagne prussien, il s’imagine qu’il descend d’une vieille famille noble polonaise du nom de Nietzky, alors que (sa sœur elle-même en fait la remarque) il n’a pas une goutte de sang polonais dans les veines ; dès lors, son slavisme imaginaire devient une idée fixe et une idée-force : il finit par penser et agir sous l’empire de cette idée. Le noble polonais, dit-il, avait le droit d’annuler avec son seul veto la délibération d’une assemblée tout entière ; lui aussi, à tout ce qu’a décidé la grande assemblée humaine, il dira veto. « Copernic était Polonais » et Copernic a changé le système du monde ; Nietzsche renversera le système des idées et des valeurs ; il fera tourner l’humanité autour de ce qu’elle avait méprisé et honni. Chopin le Polonais (qui était d’ailleurs aussi Français que Polonais, puisque son père était Français) a « délivré la musique des influences tudesques ; » Nietzsche délivrera la philosophie des influences allemandes, il s’en flatte, il le croit ; et il développe en une direction nouvelle la philosophie de Schopenhauer. Retournant le « vouloir-vivre dans un sens optimiste, » il dit oui à toutes les