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Que deviendrions-nous, disait-elle, si chacun votait, par le scrutin secret, conformément à ses inclinations naturelles ? Il n’y aurait plus aucune discipline dans le parti, et bientôt tout serait perdu. C’est au scrutin public que nous avons dû la majorité dans tant de rencontres fameuses où l’éloquence de M. Waldeck-Rousseau a paru triompher à elle seule, mais où la crainte de la publicité de l’Officiel a été peut-être plus efficace encore. Il faut donc rendre public le scrutin pour l’élection du président. Le règlement s’y oppose, tournons le règlement.

Cette question, disons-nous, est vieille comme les assemblées. Nous relisions, ces jours-ci, les deux lettres si curieuses qui nous restent de la correspondance de Salluste avec César, à une époque très différente de la nôtre à bien des égards, mais où les hommes se ressemblaient tout de même. Salluste se demandait comment on pourrait avoir une majorité certaine dans le Sénat, et il semblerait au premier abord qu’il aurait dû pousser César à y introduire le scrutin public, si favorable au gouvernement actuel : mais il fait le contraire. Il croyait évidemment que l’opinion véritable et sincère était avec César, et qu’il lui suffirait de pouvoir s’exprimer librement pour le faire en sa faveur. « Fais en sorte, disait-il, que le vote soit dégagé de toute crainte : par-là, sûr du secret, chacun préférera sa liberté à la puissance d’un autre. Car la liberté est également chère aux bons et aux méchans, aux braves et aux lâches ; mais la plupart des hommes, dans leur folie, l’abandonnent par peur, et, sans attendre l’issue d’un combat incertain, se soumettent par faiblesse au joug qu’on n’impose qu’aux vaincus. » Sententias eorum a metu libera, dit le vieil historien : ne répéterait-il pas la même chose s’il vivait aujourd’hui ? C’est la peur qui dicte les votes ; c’est de la peur qu’il faudrait les affranchir. Nous convenons que cela est difficile ; mais, s’il est difficile de guérir le mal, ce n’est pas une raison pour en méconnaître la nature et les causes. On a vu une fois de plus, au Palais-Bourbon, que le scrutin public assurait la majorité au ministère, et que le scrutin secret la lui enlevait. Au scrutin public, il a environ quatre-vingts voix de majorité ; au scrutin secret, il a quatre-vingts voix de minorité. L’écart est considérable. Par la faute des ministériels, qui ont voulu livrer bataille et qui l’ont perdue, on a pu jeter un coup de sonde dans les profondeurs mystérieuses du parlement. Le malheur est que, dès demain, la Chambre sera soumise de nouveau au régime du scrutin public ; et alors tous ceux qui, le jour de la rentrée, ont voté suivant leur conscience, ne voteront plus que suivant leurs craintes. Le mi-