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sur l’Océan, de poser enfin ses pieds sur la terre ferme. Ceci soit dit pour excuser la pauvre Éveline de l’acte si contraire à son caractère auquel l’entraîna ce besoin d’étreindre une vérité, quelle qu’elle fût ! Mais qui donc osera la condamner, parmi ceux qui, s’étant heurtés, comme elle, dans leur entourage, à quelque mystère, petit ou grand, ont connu ces véritables accès d’hallucinations imaginatives où les hypothèses se présentent avec une telle surabondance de détails, un tel cortège de preuves, que les impossibilités s’abolissent, et que l’invraisemblance fait certitude ? Puis l’adhésion irraisonnée et fougueuse de l’âme est suivie d’une réaction. Elle aperçoit soudain l’absurdité de ce qu’elle acceptait tout à l’heure avec la plus partiale des complaisances. Elle détruit d’un coup l’édifice d’argumens qu’elle avait dressé, pour se retrouver devant le petit fait indiscutable qui avait servi de premier élément à ce travail et se construire de nouveau un échafaudage de conceptions qu’elle renversera, à peine debout. C’est ainsi qu’Éveline se prit soudain à se demander si ce secret, dont son mari tour à tour et son vieil ami avaient semblé si émus, n’avait pas trait à la mort de son père. Elle avait à peine connu M. Duvernay. On lui avait toujours dit qu’il avait succombé à une fluxion de poitrine, contractée à la chasse… Si c’était là un mensonge, destiné à tromper la famille ? S’il avait été tué dans un duel, demeuré caché, et que son meurtrier fût Étienne ?… Cette extraordinaire hypothèse s’évanouit aussitôt devant cette simple réflexion qu’à l’époque de cette mort, celui-ci n’avait pas vingt ans d’une part, et que, de l’autre. Mme Muriel eût été au courant d’un pareil incident. Éveline chercha alors d’un autre côté, et une non moins extraordinaire et non moins chimérique imagination vint l’assaillir… L’attitude de Malclerc et celle de d’Andiguier lui parurent tout d’un coup indiquer qu’il s’agissait d’une question d’honneur… Il y a pourtant des hommes du monde qui, dans leur jeunesse, ont commis quelque acte très coupable, et que la menace d’une dénonciation poursuit ensuite leur vie durant. Tout son amour se révolta aussitôt contre une telle possibilité appliquée à son mari… D’ailleurs une faute grave d’Étienne n’eût pas justifié ce chagrin de d’Andiguier… Mais n’y a-t-il pas aussi des fautes de famille et dont les enfans, les petits-enfans même sont responsables ?… S’il s’agissait de quelque indélicatesse d’un des siens ? y aurait-il eu, par exemple, abus d’un dépôt par un de ses grands parens ?