Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 1.djvu/276

Cette page a été validée par deux contributeurs.
270
REVUE DES DEUX MONDES.

depuis, qu’elle avait eu souvent le sentiment, — elle l’avait dit à d’Andiguier, — qu’il prenait cette maison en aversion, qu’il la fuyait comme on fuit un endroit dont l’aspect vous rappelle une personne !… Quelle personne ? Il n’y en avait qu’une dont l’image fût étroitement associée à cette demeure, c’était sa mère. Et de nouveau, à cette idée, qui lui revenait, plus obsédante, elle répondait mentalement le « c’est impossible » de tout à l’heure ; mais, déjà, l’affirmation en était plus faible, moins catégorique, moins décidée… Un autre souvenir surgissait, oublié lui aussi, parmi tant d’autres : à Hyères, et quand, au lendemain de ses fiançailles, elle avait prononcé le nom de d’Andiguier, et annoncé qu’elle venait de lui écrire, Étienne n’avait-il pas donné les signes d’une extraordinaire agitation ? N’avait-il pas paru plus inquiet qu’il n’était naturel sur la manière dont ce vieil ami accueillerait cette nouvelle ? N’avait-il pas laissé voir un soulagement lorsque la réponse était arrivée ? Il ne connaissait pourtant pas d’Andiguier à cette époque, — du moins personnellement. Elle en était bien sûre, puisque c’était elle qui les avait présentés l’un à l’autre. D’où venait alors qu’il lui en eût toujours parlé dans des termes si exacts et si profonds, comme d’un homme que l’on a pénétré complètement ? Elle-même, dans sa grande explication avec son vieil ami, n’avait-elle pas dit ces mots auxquels sur le moment elle n’avait pas attaché d’importance : « À peine s’il vous a vu et il vous connaît comme moi… » Était-il admissible qu’une autre personne eût renseigné ainsi Malclerc sur le caractère de d’Andiguier, et que cette personne fût Mme Duvernay ?

— Alors Étienne l’aurait rencontrée ?… Il aurait été lié avec elle ?… Où ? Comment ?… Et il ne me l’aurait pas dit ? Pourquoi ?… Je perds le sens… Non, ce n’est pas vrai…

C’est sur cette révolte de ce qu’elle croyait être son bon sens qu’elle se releva de sa chaise longue, afin d’aller se préparer pour le dîner, en agitant sa tête d’un geste qui n’en chassa pas l’obsédante idée. Il y a, dans une hypothèse juste, lorsqu’une fois l’intelligence l’a conçue, une exactitude d’adaptation aux faits qui ne nous permet plus de la rejeter à notre gré. Pendant tout ce dîner, comme pendant la soirée et les jours qui suivirent, Éveline eut beau s’obstiner à repousser comme extravagante cette possibilité que son mari eût jamais rencontré sa mère, toute sa force d’observation fut tendue à saisir les moindres dé-