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passé par son présent. Que lui conseiller ? De quitter sa jeune femme au moment où elle allait devenir mère ?… Un tel abandon était un nouveau crime. — De continuer la vie avec elle ? Était-ce possible dans des conditions pareilles ? — En ayant recours au suicide, comme au seul moyen d’en finir, avait-il eu si tort ?… Et pourtant non. Se tuer, ce n’était rien réparer. Un mari dont la femme est grosse a encore moins le droit de mourir que de s’en aller… Que faire alors ? Était-il possible d’appliquer à ce douloureux malaise, au lieu de la méthode expectative, un procédé chirurgical ? Il y en avait un que Malclerc avait lui-même entrevu à plus d’une reprise sans oser jamais l’employer : tout révéler à Éveline. D’Andiguier avait trop vécu pour ne pas savoir que la vérité porte avec elle d’étonnantes vertus de guérison. La preuve en est que la certitude du malheur est moins insupportable que son attente, la découverte d’un danger moins terrifiante que son soupçon. Sachant cela, lui aussi, pourquoi Malclerc avait-il toujours reculé devant cette révélation ? Pourquoi ? Mais parce qu’il avait senti ce que d’Andiguier sentait aussi, avec une force extrême, qu’il n’est jamais permis à un homme, quelles que soient les circonstances, de toucher à une mère dans le cœur de sa fille. Où trouver les mots pour énoncer de vive voix l’horrible chose ? Pouvait-on davantage faire lire à Éveline cette confession de son mari, dont chaque phrase lui entrerait dans le cœur comme une pointe envenimée ? N’y eût-il qu’une chance, une seule, pour que la jeune femme ignorât jusqu’à la fin qui elle avait épousé en épousant Malclerc, le devoir de ceux qui savaient la vérité ne faisait pas doute. Ils devaient à tout prix aider à la maintenir dans cette ignorance. Le coup à frapper était trop cruel !… Que faire alors ? Que faire ? En appeler à la conscience de Malclerc uniquement, cette conscience obscurcie et pourtant vivante, et qui palpitait, malgré ses fautes, qui gémissait à travers les pages où il avait raconté ses égaremens. — « Il se fait en moi, avait-il écrit, une révolte. De quoi ? De mon honneur… » Et ailleurs : « Je me sens responsable vis-à-vis d’elle. J’ai des remords… » C’est la corde, cela, qu’un homme a toujours le droit de toucher dans un autre homme. C’est aussi celle qu’il peut toujours toucher efficacement. L’honneur est comme le courage, un témoin le suscite et l’inspire. N’était-ce pas cette suggestion de sa volonté défaillante par une volonté ferme que Malclerc avait implorée en