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présente ? Les deux Chambres l’ont compris. Elles ont voté, mais sans enthousiasme, une loi qui ne donnait pleine satisfaction à personne, et qui se présentait seulement comme un moindre mal.

Le ministère avait pris la responsabilité d’un acte qui est, croyons-nous, sans précédent, et qui, à toute autre époque ou dans toute autre circonstance, aurait provoqué les plus ardentes protestations : il a suspendu le cours de la justice en attendant que son projet d’amnistie fût voté. Un certain nombre de procès, se rattachant à l’affaire Dreyfus, étaient pendans devant divers tribunaux : il les a arrêtés. Rien de plus arbitraire, à coup sûr, et il serait déplorable qu’un pareil fait se renouvelât. Et pourtant il y avait utilité, il faut bien le reconnaître, à cet arrêt mis dictatorialement à l’œuvre de la justice, et, par le vote de l’amnistie, le parlement a accordé au ministère, suivant la pratique anglaise, un véritable bill d’indemnité : il l’a absous d’avoir méconnu la loi. Mais que serait-il arrivé si, en fin de compte, l’amnistie n’avait pas été votée ? Tous ces procès, qui attendaient à la porte des prétoires, y seraient rentrés avec fracas. Leur ajournement n’aurait fait qu’aigrir les passions qui s’y rattachent, et nous serions revenus aux pires jours de l’affaire. Sans doute le pays, lassé et fatigué, n’a plus la même impressionnabilité qu’autrefois. Dreyfus, d’ailleurs, n’est plus à l’île du Diable, il est en liberté, et on ne peut plus faire appel à l’humanité lésée dans sa personne. Il n’en est pas moins vrai que la brusque reprise de plusieurs procès en cour d’assises aurait rouvert une période de crise, et que le sang-froid le plus robuste aurait été mis à une épreuve périlleuse. Ce qui s’est passé à la Chambre des députés a pu en dominer un avant-goût. Que d’interpellations nouvelles n’aurait-il pas fallu subir ! Que de discussions ! Que de tempêtes ! Et pourquoi ? Rien désormais ne peut changer l’opinion de qui que ce soit sur Dreyfus. Il est dans une situation unique au monde, que ni arrêt, ni jugement, ni amnistie ne peuvent, en ce qui le concerne, modifier d’une manière appréciable. Ce n’est donc pas à Dreyfus qu’on pense, mais à l’affaire qui est issue de lui. Eh bien ! cette affaire, le pays en est excédé. Il ne veut plus en entendre parler. Il ne pardonnerait pas au gouvernement qui, consciemment ou inconsciemment, la laisserait recommencer. Voilà pourquoi une amnistie qui déclarait périmés tous les procès pendans avait un but pratique et devait être votée. Elle ne porte pas atteinte, bien entendu, aux droits des tiers et laisse intacte l’action civile. Nous pourrons donc avoir encore quelques procès, mais ils n’auront que des conséquences civiles et ne se dérouleront pas dans