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parais à lui infliger une souillure. Un frisson de remords tel que je n’en ai jamais connu avait passé entre la fille d’Antoinette et mon désir !…

Cette impression fut si violente dans sa soudaineté que mon bras, qui entourait sa taille, se dégagea. Je m’éloignai d’elle, sous le prétexte de l’installer commodément, paisiblement, pour le voyage. Elle me laissait, avec son même sourire de confiance et d’abandon, lui rendre les petits services d’un Attentif à sa Dame, placer son coussin de cuir sous ses minces épaules, un des tabourets du salon roulant sous ses pieds, disposer sur la table mobile les pièces minuscules de son thé de voyage. Je jouais au jeune mari amoureux, avec un sourire aux lèvres, moi aussi, et au fond de mon cœur une mortelle détresse. Cette identité de visage entre ces deux femmes, qui m’avait troublé, attiré, séduit, jusqu’à l’enchantement, tant que j’en étais demeuré au rêve de la volupté pressentie, imaginée, inéprouvée, allait-elle devenir un élément de douleur et de séparation dans cette existence conjugale dont, moi aussi, j’ignorais tout ? J’avais cru qu’elle était la même que l’existence amoureuse, et la première heure n’était pas finie, que déjà, au lieu de se mélanger à mes émotions d’aujourd’hui pour les redoubler et les attendrir, mes émotions d’autrefois me les avaient paralysées et empoisonnées. Le fantôme d’Antoinette allait-il se glisser entre Éveline et moi comme il s’était glissé entre mes maîtresses de ces dix années et mon étreinte, pour m’empêcher d’être heureux d’une autre joie que celle de jadis ? Seulement ces maîtresses étaient des aventures d’un jour, au lieu que, si mon mariage n’était pas heureux, c’était pour la vie. Cette fusion si profondément souhaitée du passé et du présent, ce renouvellement espéré de l’ancienne extase par la possession de la même femme, la même, mais redevenue vivante et jeune, était-ce donc une chimère ? Et, comme pour me rendre plus perceptible l’antithèse entre ce que je donnais, et ce que je recevais, Éveline me racontait, dans la touchante simplicité d’une enfant heureuse qui sent tout haut, sa joie de fuir loin de Paris, seuls tous les deux, et pour de longs jours :

— Si vous saviez, disait-elle, comme j’ai cru que je tremblerais de partir ainsi seule avec vous, que j’aurais peur de vous déplaire, peur de ne pas vous suffire ?… Et maintenant, il me semble que je n’ai jamais été plus tranquille. Auprès de vous, je me sens dans mon chemin, contente, apaisée, ne désirant rien,