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à son endroit l’admiration enthousiaste de ses confrères, n’avait pas attendu, d’ailleurs, la publication de son ouvrage pour lui exposer l’hypothèse historique qui en formait la base : mais Huxley, au premier abord, s’était effrayé de ce qu’une telle hypothèse avait d’arbitraire et de trop général. Sur un des feuillets de son Journal de l’année 1857, il notait son projet d’écrire « une profession de foi anti-progressiste ; » l’ingéniosité même de la théorie de son ami l’amenait à se méfier de sa valeur positive. Et Darwin, qui le savait, en était désolé. « Hooker est tout à fait converti, et Lyell l’est à demi, — écrivait-il le 13 novembre 1859 ; — mais je ne serai content que si je réussis à convertir Huxley. » Il y réussit. Un mois après la publication de son livre, Huxley était déjà devenu son « agent général, » — le mot est de Darwin ; — il ne devait plus cesser de l’être, jusqu’à son dernier jour. Lui-même, vingt-cinq ans plus tard, dans le beau chapitre qu’il a écrit pour la Vie de Darwin, nous a exposé, avec sa netteté habituelle, les principaux motifs de sa conversion :


La plupart de mes contemporains qui pensaient avec quelque sérieux aux questions de cet ordre doivent, je crois, s’être d’abord trouvés dans un état d’esprit pareil à celui où j’étais : c’est-à-dire portés à renvoyer au diable, dos à dos, la doctrine de la création et celle de l’évolution, et à se détourner d’une interminable et vaine discussion pour continuer à labourer le champ fertile des faits d’expérience. Et je suppose aussi que, sur eux tous, la publication du mémoire de Darwin et Wallace, mais surtout celle de l’Origine des Espèces, a produit l’effet d’un éclair illuminant soudain les ténèbres de la nuit, de façon à indiquer au voyageur la route qu’il doit suivre. Ce que tous nous cherchions, et ne pouvions pas trouver, c’était précisément une hypothèse rationnelle au sujet de l’origine des formes organiques connues ; une hypothèse n’impliquant l’opération que de causes qui peuvent, aujourd’hui encore, être vues à l’œuvre. Cette hypothèse, le livre de Darwin nous la fournissait. Et ce n’est pas tout. Il nous rendait, en outre, l’énorme service de nous délivrer à jamais de ce dilemme, qui jusque-là se dressait devant nous : « Si vous refusez d’admettre l’hypothèse de la création, en avez-vous une autre à proposer pour remplacer celle-là ? » À cette question, en 1858, je n’avais pas de réponse prête, et je ne pense pas que quelqu’un en ait eu une. Un an après, nous nous reprochions, comme un trait de notre sottise, qu’une telle question ait jamais eu de quoi nous embarrasser. La première fois que je me rendis maître de l’idée centrale de l’Origine des Espèces, ma réflexion fut : « Suis-je assez sot de n’avoir pas songé à cela ? » J’imagine que les compagnons de Colomb durent se faire la même réflexion quand il leur enseigna le moyen de tenir un œuf debout sur une table. Les faits de la variabilité des espèces, de la lutte pour l’existence, de l’adaptation au milieu, tous ces faits nous étaient suffisamment connus, mais personne de nous ne s’était avisé, avant Darwin et Wallace, que ces faits renfermaient le cœur même de la question des espèces.