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toute la société. Comme c’est une question de vie, et intéressant tous les hommes, une question d’humanité, il la faut aborder sans doute, si tant est qu’on ne l’ait pas trop dit et dit un peu à tort et à travers, « d’un cœur humain et fraternel. » Comme on pourra, chemin faisant, rencontrer douleur et misère, et des misères parfois imméritées, qui ressemblent alors à des iniquités ; comme, certainement, on en rencontrera, il faudra donc aimer et vouloir la justice. Mais, d’autre part, comme on entend bien moins faire œuvre de science qu’œuvre de politique, comme ici chaque problème se pose non en spéculation pure, mais en application pratique, il faudra se résigner, aimant toute la justice, à ne vouloir pourtant que le juste possible, et à vouloir d’abord le juste le plus sûrement et le plus vite réalisable.

Pour cela, il faut voir réel, voir complet, voir d’abord le présent immédiat, tout près et tout de suite. Ce fut, parmi bien d’autres, l’erreur de 1848, de regarder trop loin, et de ne pas voir en perspective. Le propre secrétaire de la Commission de gouvernement pour les travailleurs, le bras droit de Louis Blanc au Luxembourg, Pecqueur, écrivait : « Nous recherchons la formule de ce qui doit être, indépendamment du milieu actuel de la France et du monde. Rien de plus capital à nos yeux que cette exploration de l’idéal et même de l’utopie. » Mais non ! c’est la position diamétralement opposée qui est la bonne : rien de plus vain que cette exploration de l’utopie et même de l’idéal, et nous chercherons, nous, partant de ce qui est, la formule de ce qui peut être, dans le milieu actuel du monde et de la France.

Voir tout de suite, voir tout près, voir réel. Là comme ailleurs et plus que partout ailleurs, les mauvais ennemis, les diables qui ensemencent le champ d’ivraie, c’est l’imagination et le sentiment, c’est la politique conjecturale et la politique sentimentale[1] ; il y en a un troisième, la « phrase ; » contre eux trois, armons-nous du fait, et qu’il nous serve à percer le grand mirage des rêves, le grand brouillard des larmes, et le grand mensonge des mots. Cuirassons-nous d’un réalisme, je n’ose dire impitoyable, — car qui bannirait la pitié, ne pouvant bannir la souffrance ? — mais, il le faut, imperturbable, et qui n’étouffe pas les battemens du cœur, et qui reçoive ses suggestions, mais qui, du moins, les compare toujours, et les confronte, et les conforme aux faits.

  1. On reconnaît encore là une expression de Bismarck.