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dans la crinière laineuse de ma bête, frémit la plainte incessante de la brise, emportant la graine floconneuse des hautes fleurs. Et il y a toujours en face, là-bas, sur l’autre pente de l’immense vallée, un détail exquis, un seul : cette chaumière qui fume, minuscule, avec une incroyable lenteur, exagérant encore le recul du panorama. Ah ! les heures que j’ai passées là, immobile, à regarder fumer cette petite tache grise, à écouter l’aboi indéfinissable de l’abîme !

Il s’y mêlait d’ailleurs les évocations puissantes de cette terre historique, gardienne encore des très rares souvenirs et des noms de l’ancienne domination indienne. Sur cette glèbe que je foule, sur cette même Table d’Usatama, le Muysca Saguanmachican, à la tête de 30 000 hommes, vint, peu avant la conquête, attaquer les Sutagaos et les réduire, eux et leur cacique, en servitude. Là-bas, sur la droite, derrière ce grand rameau des Cordillères, les Panches habitaient ce qui est aujourd’hui la Mesa et Tocaima. Et, parmi toute la grande mélancolie restée, écho des siècles disparus et des hommes, ce vent qui passe, qui passe continuellement, murmure, comme au temps où les roseaux parlaient : « Ici furent les marches du royaume des Zipas de Cundinamarca… »


Je n’avais point cependant oublié mon excursion au Tequendama, et, après quelques jours passés dans cet aimable Sans-Souci de l’Aguadita, je m’étais remis en selle. La route oblige à regagner d’abord la Savane, pour y enfiler la brèche ouverte dans ses barrières par le rio Bogota, dont cette cataracte fameuse constitue le dernier saut. C’est une bonne fortune que de dévaler au soleil couchant, et par un temps exceptionnellement clair, les versans intérieurs de la Coupe. De là, sous cet angle de surnaturelle lumière, qu’elle était magique, la plaine, — la plaine ! Elle s’ouvrait entre de longues pentes bleues, déjà assombries de hâtif crépuscule. Un halo de nuages floconneux, mais immobiles au-dessous de moi, faisait ressortir comme dans un nimbe l’éblouissement doré, ce grand incendie empreint de majesté biblique rayonnant sur un paysage muet et mort. Spectacle unique devant un amphithéâtre sans spectateurs ! Toute la Savane, unie comme une mer, rasée de rayons fauves, interrompus seulement par quelques îlots roux, quelques monticules étranges ; mille nuances à sa surface, raies violettes, raies vertes, raies d’ocre, se jouant, prolongeant leurs jeux et leurs décompositions ; et