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de ouate se forme, s’enlève ensuite jusqu’au plafond uniforme de nimbus dans lequel se perdent les parois des pics. Quelques sauterelles essaient bien encore de chanter, mais si grêles et faibles ! A peine un tout petit choc métallique comme sur un harmonica fêlé ! Et tous les escarpemens, tous les nouveaux étriers qui se découvrent indéfiniment à mesure que l’on arrive sur l’horizon supposé, évoquent déjà, par leur intense et spéciale mélancolie andine, la chaîne titanesque à laquelle ils se soudent, la Cordillère où dort dans l’air glacé le colosse, la dent de neige de ce Sumapaz dont le nom même traduit de façon saisissante le rêve éternel et l’éternelle impassibilité. Puis, brusquement, ce sol à son tour, malgré les chaos et les escarpemens, quelle piste d’enfant, quel joujou il parait, — quels acteurs d’un drame formidable il évoque encore, quand les regards vont instinctivement chercher dans l’Est l’autre passage, le terrible, donnant, à travers le Sumapaz lui-même, accès dans les llanos par le val de l’Humadea, ce sentier par lequel, en 1537, arrivèrent sur les hautes terres du Cundinamarca les conquistadors de Fredermann et que, depuis, n’ont jamais plus osé fouler d’autres cavaliers !

Mais la seconde ineffable, la récompense de tant de zigzags, de montées en spirales, c’est quand, au sommet, tout d’un coup, les cimes s’écartent, les obstacles s’effondrent, les lointains s : éclaircissent et que, par une gorge abrupte entr’ouverte sous les pas, on aperçoit, à mille mètres au fond d’elle, la plaine, le merveilleux llano de Fusagasuga, étendu, radieux, dans l’ensoleillement des zones tempérées. Un tel changement à vue tient du prodige ; l’on se penche hors des selles, vers l’anfractuosité béante où sourit, toute verte et si belle, la terre de Chanaan. Et quand, une demi-heure après et l’escalier en colimaçon lestement descendu, on se retrouve à son niveau, parmi les fuseaux des arbres, au milieu d’une végétation qui, de pas en pas, s’élance plus puissante, s’enroule plus touffue, tend ses lianes des branches au sol, en cordes de lyres, hausse les aloès bleus sur leur stipe de feuilles mortes ainsi que des palmiers, ouvre le parasol des fougères géantes en y recourbant une crosse au bout de chaque feuille, incline dans l’ombre lourde et vénéneuse de sa touffe la morbide clochette du datura, quelle détente, quelle gaieté à se baigner, comme dans une onde qui passe, au large bruissement des cigales ! Dans ce pays, deux heures de grimpée vous rendent l’Europe ; deux autres