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aussi belle qu’ancienne, cette vaste chapelle, et porte encore intacts sur ses vantaux, sur ses autels de bois sculpté, la griffe archaïque, le très somptueux et très pur cachet que les Espagnols lui imprimèrent. Ce soir, le maître-autel n’est plus qu’un brasier, et, dans la coulée de lueurs qui en rayonne, qui vient laver le trottoir, d’autres ombres s’érigent au dehors, sépulcrales, massées, d’autres pâleurs de vierges au fond des mantilles. Un signe de croix tombé de la chaire passe en onde électrique sur tous les fronts, les baigne de ravissement et de joie. « On croit en Dieu, dit un de mes voisins, quand on en voit les anges. »

Comme c’est jour ou plutôt soir de fête, — l’une des innombrables solennités religieuses du calendrier colombien, — un peu d’animation persiste quand même, dans le faubourg où, fidèle encore à l’échoppe empuantie, l’humble peuple se presse, avide des paradis à bon marché que promet l’alcool. Plus loin, il est vrai, sur le chemin de la Savane, balayé d’une clarté de neige, des groupes s’en reviennent de promenade, avec des brassées de fleurs. Pas d’exubérante joie, pas de vociférations chez ceux-ci, mais un air d’allégresse honnête et douce qui vient de la saine, de la maternelle campagne respirée. Ils marchent en rangs lestes, tenant toute la route, suivis de leurs ombres dansantes et précédés du musicien qui les mène en grattant sa guitare comme un ménétrier beauceron.

Et, enfin, revenant sur mes pas, très tard, le long de la rue Royale qui s’endort une fois de plus depuis trois siècles dans le même linceul de paix et d’ombre grave qu’au temps de Quesada, je côtoie des toilettes blanches et des gentlemen noirs qui se rendent au bal. Je croise même, qui le croirait ? quelques noctambules. O modernisme, voilà bien de tes coups ! Car, que peuvent-ils bien faire sur cette place Bolivar, cœur désert de la ville, érigeant, sec et froid, le quadrilatère de ses toits sur le bleu astral ? Mais n’importe, les heures obscures passent. L’humidité ternit le rugueux pavé. En face, les deux tours de la Cathédrale profilent dans la hauteur, témoins éternels d’un rêve religieux, leur jumelle prière… On erre, de bout en bout, sous les Galeries, on regarde les pâles éclats de la lune glisser entre les colonnades du Capitule, qui serait un monument imposant, s’il était achevé. Les baies de lumière polaire s’allongent en arceaux d’aqueduc sur le grand perron de marches ; on écoute, dans la