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de Guadalupe. De leurs petites mains gantées, du geste frénétique de leurs ombrelles, elles applaudissaient à la mort du taureau, qui se traînait sur les genoux, une épée enfoncée jusqu’à la garde dans le chignon, une lueur vague d’épouvante plein les prunelles, ayant l’air de demander pourquoi, d’implorer la pitoyable nature, de prendre à témoin les cimes, les immuables montagnes. Cette agonie qui se raidissait dans un spasme désespéré faisait battre délicieusement, faisait bondir de curiosité les petites poitrines. Toutes les figures étaient galvanisées, vibrantes. Elles buvaient des yeux, dans l’arène, fascinées comme à une apparition, une espèce de saltimbanque précieux, brutal, multicolore et charmant, qui s’avançait, avec des précautions d’acteur, le genou élastique, pas à pas.

Ce matador, vêtu de rose mourant tout passementé de noir, offrait l’épée tendue dans la rouge muleta. A une belle, qu’il nommait sur un ton fatigué, il dédiait un meurtre encore. Et cette fée acceptait en souriant la libation du sang. Il y avait une antithèse révoltante entre toute cette féroce allégresse répandue, entre la couleur malgré tout intense et grisante du spectacle et la grande mélancolie des Andes par-dessus, des Andes allongeant leurs croupes aux pyramides tristes, aux obélisques gris séparés par des pentes vertes, par de petits éboulemens à déclivités douces, couronnées de gazon. L’ombre précoce du soir s’étirait à leur base. Elles semblaient se dire irresponsables des horreurs des hommes. Le triomphateur, maintenant, retirait son épée pourpre de la bête foudroyée. Un reflet de victoire passait de même sur le joli visage modelé avec tant de tendresse. Il disait plus violemment que jamais la dualité éternelle, sanglante, de l’amour et de la mort.

Au dehors, c’était, presque sans transition, une harmonie de détente et de douceur glissant dans l’air avec la chute mélancolique de cette belle journée, avec l’attendrissement de la lumière qui allait disparaître. Et je savourais encore cette poésie propre et profonde des paysages, des choses, souvent imperceptible par l’accoutumance, à ceux qui y sont nés. Tintemens venus de toutes les églises, heures roses, heures indéfinissables qui sont du matin comme du soir, la grande coulée violette des Cordillères sous le soleil expirant, l’incendie doré des deux chapelles là-haut, dans la paix sans limites de Monserrate et de Guadalupe : quelle impression voluptueuse et funèbre, sortie des choses comme