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paraissent problématiques et qui remplissent de leur indigent farniente ces arrabales incertains aux confins des champs. Toutes les affaires, toute la politique, tout l’art, toute la vie pensante et agissante de Bogota, en un mot, roulent, comme du reste dans nombre de ces républiques sud-américaines forcément oligarchiques, entre les mains de cinquante familles conservatrices qui les ont ravis à cinquante familles libérales et qui, en attendant les ordres de la Providence, représentent le pays devant lui-même comme devant l’étranger, constituent la façade de la Colombie.

Et puisque le mot arrive sous ma plume, je tiens à devancer l’insinuation d’après quoi cette façade manquerait absolument de profondeur. Sans doute, l’audace était pleine de périls pour un petit peuple moderne, d’accepter, en admettant que nulle pensée maligne ne s’y fût glissée, le surnom le plus magnifique, l’héritage moral le plus lourd à porter, — de se réclamer de la mélodieuse, de la divine Athènes. Ce serait descendre à une plaisanterie facile que de constater l’absence ici de l’Acropole, du Pnyx, des Propylées. Mais il ne serait pas moins injuste de méconnaître la sincérité des préoccupations littéraires et surtout scientifiques, parmi la société bogotane. Si tel ou tel de mes interlocuteurs m’a paru afficher un modernisme presque outré, trop enthousiaste et, pour tout dire, un peu neuf, je n’en ai pas moins salué avec plaisir une érudition fréquemment vaste, un intérêt ardent de néophytes aux questions contemporaines, une curiosité passionnée de toutes les manifestations de la pensée humaine.

Je reviens à cette rue Royale dont le voisinage me sollicite quotidiennement et qui, au surplus, joue un rôle important dans les mœurs locales, absorbe un grand laps de la vie, quand on a le bonheur d’appartenir à la classe élégante, jeune et oisive de cette ville. Comme les cachacos, comme les dandys qui en font leur vague Pré-aux-Clercs, j’ai voulu, moi aussi, stopper, appuyé à ma canne, le chapeau ciré, l’orchidée piquée aux revers de soie, j’ai voulu muser une heure ou deux, en plein carrefour, en plein croisement de ces allées et venues mystérieuses, mais tôt interprétées de chacun, vers des buts d’intérêt, de flânerie ou d’amour. Poste d’observation commode, en effet, pour tout voir et tout savoir, pour tout pressentir ou supposer, on ces conversations à bâtons rompus avec le flot des amis qui passent, repassent, eux aussi, dans un identique dessein d’observation et de médisance