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LE FANTÔME.

parlé, et qu’on voudrait me faire épouser. Vous me direz ce que vous en pensez…

Cette nouvelle allusion me prouvait que Jacques ne s’était pas trompé sur les projets matrimoniaux de l’ami de la belle Lucie Tardif, ni moi sur la personne que visaient ces projets. À entendre ces mots jetés avec une affectation d’indifférence : « la petite Duvernay, » je retrouvai le frisson dont j’avais été saisi à Nice, quand cette perspective d’une union entre ce pauvre sire et la fille de ma chère Antoinette s’était soudain offerte à moi. Maintenant que j’avais dans les yeux la silhouette d’Éveline, un tel mariage m’apparaissait comme plus détestable encore. Mais était-il possible ? Cette question, je me la posai et reposai à toutes les minutes, durant le temps que nous mîmes à gagner la plage d’abord, puis les marais salins, et l’une des pointes par où se termine la presqu’île de Giens, en face de Porquerolles, et qui s’appelle la Tour-Fondue. Ah ! que j’étais loin de ce riant horizon, de ce ciel bleu, de cette mer pacifique, de ces pins d’Italie avec leurs cimes en parasol, de ces meulons de sel, étincelans de soleil, de ces haies de roses frileusement ouvertes auvent : « Eh ! oui, me disais-je, tous les mariages sont possibles ! Antoinette avait bien épousé ce Duvernay, dont elle a tant souffert… » Je me rappelais ce que ma pauvre maîtresse m’avait raconté autrefois de cette horrible histoire, et la surprenante ressemblance qui m’avait tant troublé à la première vue me remuait de nouveau. Elle m’attendrissait comme un malheur, comme si cette analogie de grâce et de délicatesse présageait une analogie de destinée. Je regardais mon compagnon, qui fumait ses cigarettes, enfoui dans le coin de la voiture. Il avait des traits réguliers et fins, où les stigmates de la fête parisienne se discernaient déjà, mais pour qui ? Pour moi, qui connaissais les dessous de sa vie. Cette précoce flétrissure de sa physionomie ne l’empêchait pas d’être ce que l’on est convenu d’appeler un joli garçon. Je l’écoutais causer, et je constatais qu’en effet Paris et ses plus vulgaires plaisirs faisaient le fond de toutes ses pensées. Ce n’était qu’un gamin, et un gamin corrompu… Cela aurait dû m’être bien égal, car enfin qu’est Éveline pour moi, qu’était-elle surtout au moment de cette promenade ? Une jeune fille dont je n’avais même pas entendu la voix, et que j’avais aperçue l’éclair d’un instant à travers la grille d’un parc. Si elle n’avait été que l’enfant de sa mère, je n’aurais certes pas éprouvé cette impression d’une