Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 162.djvu/683

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de comparable à l’atrocité des persécutions qu’ils ont exercées, qu’ils exercent depuis deux cent cinquante ans contre l’Irlande. Ni l’Espagne n’a traité plus cruellement ses musulmans ou ses juifs, ni la France ses protestans, ni la Russie ses Polonais. Mais quoi ! ni la Pologne, ni la France, ni Grenade ou Cordoue ne sont, comme l’Irlande, l’extrémité du monde, extrema Thule ; et ni l’Espagne, ni la France, ni la Russie ne sont séparées du reste de l’univers, comme l’Angleterre, par les flots de la Manche, et, comme l’Irlande, par six heures de la plus dure traversée maritime. La Grande-Bretagne se dresse à l’occident de l’Europe comme un mur dont l’opacité nous empêche de voir ce qui se passe en Irlande. Mais, de se faire honneur d’avoir expatrié les Irlandais par centaines de mille de leur île natale ; mais, de profiter de ce qu’ils parlent anglais, ou d’en abuser, pour s’attribuer ce qu’ils ont pu faire, depuis cent ans surtout, en Amérique ; mais enfin de parler de 26 millions de Celtes, comme si c’était le plus pur du sang anglo-saxon qui coulât dans leurs veines, voilà ce qui passe toute croyance ; et c’est ce que font les Anglais ; et pourquoi ne le feraient-ils pas, puisque les Irlandais y consentent ? A moins peut-être, — et nous inclinerions pour notre part à le penser, — que ces revendications ne leur soient à eux-mêmes un moyen de se faire illusion ! Voyant que les Irlandais d’Amérique, plus nombreux tous les jours, s’augmentent, pour ainsi parler, du triple ou du quadruple de l’élément anglo-saxon, ils essaient de se persuader à eux-mêmes, de persuader aux Irlandais d’Amérique, et de persuader au monde que ce que l’on croirait que l’Angleterre perd, elle le gagne tout de même. Ils affectaient jadis un aristocratique dédain de l’Amérique et des Américains, et, pour ne rien dire du reste, la manière seule dont on prononce l’anglais en Amérique leur était un prétexte d’inépuisables railleries. L’Américain était le parent pauvre à qui l’on fait payer en brocards l’honneur d’être admis, aux jours de fête, à la table de sa riche famille. Mais, s’il n’y a pas, depuis quelques années, de flatteries dont les Anglais ne soient prodigues à l’égard du « frère Jonathan, » c’est qu’ils ont senti que Jonathan s’émancipait tous les jours davantage de leur tutelle morale ou intellectuelle ; c’est qu’ils ont senti le danger que faisait dès à présent courir à leurs ambitions de pan-britannisme une division plus profonde peut-être que celle qui jadis a séparé d’eux leurs colonies d’Amérique ; et c’est enfin qu’ils savent que, de toutes les modifications que