Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 162.djvu/626

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

gloire. Ils furent, disions-nous précédemment, plus que des chanteurs ; mais ils furent des chanteurs d’abord, et merveilleux. Autant que d’esthétique, et peut-être davantage, la préface des Nuove Musiche traite de l’art du chant. Le premier nom que Caccini rappelle, avec reconnaissance, est celui d’un chanteur : Scipione della Palla, son maître. Comme en notre siècle un Duprez, un Garcia, Caccini fut le chef d’une famille et d’une école d’artistes : deux fois le père et deux fois le mari de cantatrices renommées. Ses deux filles, Settimia et Francesca, comptaient parmi les plus grandes chanteuses du temps. La seconde même composa la musique d’un ballet tiré de l’Arioste : La liberazione di Ruggiero dall’ isola d’Alcina. Parlant dans sa préface du trillo et du gruppo : « Ces deux agrémens, dit Caccini, étaient rendus dans la perfection par ma première femme : j’en appelle, à cet égard, au souvenir de tous ceux qui l’ont entendue ; quant aux amateurs actuels, ils savent avec quelle délicatesse ces effets sont interprétés par ma femme aujourd’hui vivante[1]. » Il ne connut lui-même en son art d’autre émule que Péri. Quand le Zazzerino, jouant Orphée dans son Euridice, arrivait à ce passage : Funestes bords ! Ombreuses, horribles plaines ! tous les auditeurs fondaient en larmes. Mais, à San Spirito, le jour de l’entrée de Madame Sérénissime Christine de Lorraine, lorsqu’on entendit sortir d’un nuage la voix de Caccini chantant : Benedetto giorno ! O jour béni ! tel fut le ravissement de l’assistance, que le chanteur lui-même en garda longtemps le surnom de Benedetto giorno, de ces deux mots que jamais, paraît-il, on n’avait su dire comme lui.

Uomo unico, uomo singolare. Un seul virtuose personnifiait la beauté de la monodie, c’est-à-dire d’une forme unique. Il concentrait sur elle et sur lui l’admiration de la foule. Ainsi, par l’individualisme de la musique et par celui du musicien, l’esprit de la Renaissance était deux fois satisfait.

Cet art enfin, auquel suffisait un seul interprète, ne comporta pas tout d’abord un auditoire nombreux. Dafne, jouée peu de temps avant les Euridice, chez Corsi, « plut d’une manière incroyable aux rares personnes qui l’entendirent (piacque incredibilmente a quei pochi che l’udirono). » Le premier théâtre public ne s’ouvrit à Venise qu’en 1637. L’opéra demeura longtemps un divertissement aristocratique, un plaisir de princes, ou tout au

  1. Préface des Nuove Musiche ; traduction Gevaert.