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Fayet ouvrit de grands yeux, puis, un flot de sang à ses vieilles joues, il se frappa le front. Ah ! mais non, par exemple ! L’Ancien était trop bon !… Il entrevit dans un éclair la frimousse de Céline, puis, d’un haussement d’épaules qui envoyait tout promener :

— Le fusil est à moi. J’avoue. T’as raison, Massart !… N’empêche, çà ne te fait pas honneur… Va, j’aime encore mieux être dans ma peau que dans la tienne… Et puis quoi, j’ai été à Balaklava. Tuez-moi, je m’en f… !

Il se plaçait à côté de Jean Réal et de Lucache. Sur un signe, les uhlans entouraient les trois hommes.

— On va toujours commencer par vous, dit le capitaine.

On les poussait dehors, vers le mur de l’église. Le curé, le maire et Massart suivaient sous les bourrades. Ils assisteraient à l’exécution. Des vieilles effarées, des paysans mornes s’attroupaient. De longs hurlemens s’élevèrent. C’était la femme de Lucache, échevelée, que les uhlans repoussaient. L’instituteur, sans qu’un muscle de sa face tressaillît, — il ne voulait pas entendre, fermait son âme, — se retourna vers Pacaut :

— Tu pourras signer mon extrait mortuaire. C’est ton œuvre.

Fayet regardait du côté de sa petite maison, craignant de voir apparaître Céline. Il se raidit. Avec les Réal, l’orpheline ne manquerait jamais de pain ! Et, bravement, il promena dès lors, sur les groupes, ses petits yeux étincelans et railleurs. Jean Réal portait au visage l’auguste apaisement de la mort. Le passé se déroulait, avec son travail, ses joies ; il laissait derrière lui des fils qui revivraient dans leurs petits-fils, une terre vaste dont les épis et les grappes toujours donneraient le pain et le vin. Il mourait pour elle. Sans regrets il embrassa l’étendue de sa vie ; elle finissait bien. Un allégement inexprimable effaçait de lui tout ce qui était charnel. Il connaissait une joie pure.

On les collait au mur ; le cercle s’élargissait. En face d’eux se rangeaient des cuirassiers et des uhlans, six pour Sorgues et six pour Charmont. Mais un mouvement se produisit. Une femme en noir se jetait aux pieds du capitaine. C’était Gabrielle, qui, par deux fois dans la nuit, avait essayé de parvenir jusqu’à son beau-père. — Revenez au matin, lui avait-on dit. À l’aube, elle était là. Le capitaine avait refusé de l’entendre. Elle arrivait à temps ; se traînant à genoux, criant grâce, elle suppliait l’officier de surseoir. Avec une politesse inflexible, il refusait, permettant seule-