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traversée par les derniers éclats de la fusillade, il n’y eut, en apparence, ni vainqueurs, ni vaincus ; les régimens dressaient leur bivouac presque au lieu même où ils avaient combattu. Mais, dans les cœurs troublés, une surprise montait, douloureuse et inquiète, de l’évidente incurie du commandement suprême ; et, de nouveau, comme l’avant-veille à Borny, grandissait dans les esprits le nom de celui qu’on avait vu touchant au but et si près de saisir la victoire.

Le lendemain, toute l’armée croyait reprendre la bataille, pour s’ouvrir la route de Verdun. Elle y comptait et, d’avance, était prête aux derniers efforts, si le jour, en paraissant, ne lui montrait pas accomplie la défaite de l’ennemi. Un officier de l’état-major général, qui nous apportait le 16, vers huit heures du soir, l’ordre de nous établir pour la nuit autour de Saint-Marcel, et que j’interrogeais anxieusement, m’avait dit : « Je ne sais pas exactement où nous en sommes ; mais c’était ainsi le soir de Solférino. »

Hélas ! quand vint l’aube du 17, ce ne fut ni la bataille, ni la marche en avant, mais l’amère, l’écrasante déception de la retraite, de l’inexplicable retraite vers les positions de l’avant-veille ; et, le soir, après une marche pénible, dans la tristesse d’un désappointement si brusque et si incompris, l’armée adossée à cette fatale enceinte de Metz, qui semblait attirer son chef, comme l’abîme appelle le voyageur frappé de vertige : puis, le lendemain, le 18 août, cette gigantesque bataille de Saint-Privat, qui coûta plus de 20 000 hommes aux Allemands, plus de 12 C00 aux Français, et que Bazaine, retiré depuis midi au Ban-Saint-Martin, dans le camp retranché où il avait résolu d’enfermer la fortune de la France et sa plus belle armée, feignit jusqu’au bout d’ignorer ! En vain Ganrobert, Ladmirault, Lebœuf s’acharnèrent dans une lutte de dix heures : sans leur donner ni un ordre, ni un regard, le maréchal n’usa de son autorité que pour retenir sur les pentes de Plappeville toute la réserve d’artillerie, toute la garde impériale, dont l’entrée en ligne eût écrasé la gauche des Allemands, épuisée de son assaut meurtrier !

A la fin de la bataille, le général de Ladmirault m’apparut encore une fois, dans une inoubliable vision.

Il était huit heures : le soir descendait, magnifique, sur le plateau d’Amanvillers, au-delà duquel les incendies de Saint-Privat allumaient, parmi les tourbillons de fumée, des lueurs funèbres ; on voyait les bataillons ennemis, sombres dans le