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semblait indécis. Le chef du troisième corps était le général Decaen, nommé depuis deux jours en remplacement du maréchal Bazaine, à qui l’Empereur, obéissant à la pression de l’opposition républicaine, avait cédé le commandement de l’armée : il venait d’être frappé mortellement.

Chacun, dans le rang, voyait clairement la position, en comprenait la gravité : toute l’armée défilant d’une rive à l’autre du fleuve, avec ses voitures et ses convois, sur les ponts de chevalets étroits, peu nombreux, ou à travers les rues de la ville encombrées ; les forts de Metz de ce côté, Queuleu, Saint-Julien, imparfaitement terminés, insuffisamment armés, à peine défendus, à la merci d’un coup de main ; et le troisième corps, seul, faisant tête à l’arrière-garde ! Une défaillance, et ce pouvait être un désastre.

Personne n’en admettait la pensée ; on tenait bon avec un entrain résolu : mais la masse des Allemands grossissait toujours. Tout à coup, vers cinq heures et demie du soir, à notre gauche, une canonnade éclate, vive, pressée, dont les coups redoublés se précipitent vers le front de bataille. Les têtes se tournent, les fusils, les sabres s’agitent, des cris s’élèvent et des applaudissemens : et le général de Clérembault, commandant la division de cavalerie du troisième corps, dont j’étais l’officier d’ordonnance, montrant la poussière du côté où tonne le canon, nous dit de sa voix toujours claire et joyeuse, malgré la balle qui vient de déformer sa plaque de la Légion d’honneur : « Ça va bien : ce doit être mon vieux Ladmirault qui débouche et qui fonce comme un sanglier. »

C’était lui, en effet. Il commandait le quatrième corps : son mouvement de retraite était commencé, déjà deux de ses divisions avaient franchi les ponts, quand il entendit le bruit de la bataille engagée derrière lui : aussitôt, sans attendre les ordres, sans en demander, il fit faire demi-tour, et, poussant en avant de lui son artillerie, accourut au combat. Ce jour-là, le général de Ladmirault sauva peut-être l’armée et la ville de Metz.

Je ne le connaissais que de nom : je n’avais jamais eu, dans ma carrière, l’occasion de le rencontrer. Et ce fut ainsi que, pour la première fois, prit possession de mon esprit, avec le prestige d’un chef de guerre, celui près de qui devaient bientôt s’écouler les dernières années de ma vie militaire.

Dès lors aussi, sa renommée s’accrut dans toute l’armée. Il avait marché au canon, et cela seul suffisait à le grandir. Déjà, en effet, le doute troublait les âmes : on discutait, on comparait