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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

gnaient avec d’affreuses menaces, jurant de revenir, et de brûler le village.

Gabrielle racontait cela, d’une voix altérée, dans la bibliothèque où, après avoir changé de vêtemens, le grand-père attendait le déjeuner. Il écoutait immobile. Étranges retours du destin ! Ils n’avaient réussi là que pour échouer ici. Le geste d’un fou déchaînait des répercussions imprévues. Déjà, il voyait les Prussiens interprétant le double meurtre, cherchant dans la coïncidence un lien ; son absence, celle de Lucache, ouvraient la piste ; et qui sait ce que Pacaut, pour sauver sa vie, pourrait dire ?… Gabrielle, n’osant troubler ses réflexions, le contemplait avec anxiété, lisant dans ses yeux clairs l’irréparable. Il sentit sur lui le regard de sa bru, releva le sien ; ils s’étaient compris. Affectueusement, en lui tenant les mains, il lui dit tout, posément. Terrifiée, redoutant les pires suites, elle ne pouvait se défendre, devant tant de sérénité, d’une admiration qui la secouait aux larmes. C’était bien, tout de même, ce que l’aîné des Réal, si vieux, avait fait. Charles en serait fier. Mais, maintenant, il fallait s’ingénier à parer aux événemens. Vite, faire disparaître les vêtemens boueux, tous les fusils, fuir !… Jean Réal secouait la tête. Non, le sort en était jeté ; il avait envisagé, accepté les conséquences. Il n’avait plus qu’à les attendre.

— Voilà, ma fille !… Et réconforté par ce qu’elle taisait, mais ce qu’exprimait tendrement son visage, il se leva, allant voir, avant que la cloche sonnât, sa bonne vieille Marceline, restée au lit ce matin, pour soigner un refroidissement.

Le déjeuner, l’après-midi s’écoulèrent lugubres, malgré le flegme de Jean Réal. Il venait d’allumer une bougie, achevait de ranger des papiers, quand un galop emplit l’avenue. Des pommeaux de sabre heurtaient à la porte du vestibule. Des voix rauques résonnèrent, impérieuses. Germain, pâle comme un mort, accourut. — On cherche Monsieur. — Me voilà, dit Jean Réal. Il enferma ses papiers dans le tiroir, souffla la bougie, et, descendant l’escalier, comme s’il ne voyait pas les bras tendus des femmes en pleurs, comme s’il n’entendait pas Rose criant : « Grand-père ! » il s’avança, tranquille, vers les uhlans qui le saisissaient à l’épaule.

— En route, ordonna le chef, un sous-lieutenant de la réserve. Chemin faisant, sous les hêtres, il daignait du haut de son cheval expliquer à Jean Réal, notable, qu’on l’emmenait comme