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remingtons, que Jean Réal avait fait venir après la noce, étaient cachés, joints aux fusils de la commune, dans une caisse. Seul, Favet ne voulait pas des fusils américains, dont l’Ancien expliquait le mécanisme. À cette arme nouvelle, il préférait son vieux fusil de chasse, qu’il reconnaissait, tirait du tas avec un plaisir d’enfant. Il tapa sur le canon double. Rien ne valait ça ! Les autres, bons tireurs, épaulaient d’un geste sûr, vérifiaient leur ligne de mire. On se partagea des cartouches, et, rendez-vous fixé au lendemain, même heure, ils replaçaient pierres et fagots et se quittaient ; Jean Réal remontait sous sa houppelande les trois remingtons, qu’il mettait sous clef, dans la bibliothèque.

Dans la soirée, longtemps après avoir regagné sa chambre, écrit plusieurs pages à son mari, Gabrielle, traversée d’un doute, voulut s’assurer que son beau-père était là, dormait. Sans bruit, elle atteignit la porte. D’ordinaire, un rais de veilleuse filtrait. Ombre complète ce soir ; elle colla l’oreille, tenta de percevoir la respiration, rien. Le cœur battant, elle ouvrait d’un coup. La chambre était vide.

Jean Réal était loin. Il avait retrouvé au bout de l’avenue La Pipe et Lucache. Fayet irait de son côté. On se retrouverait à cinq heures du matin dans les bois des Moutiers, près d’une hutte abandonnée. Quinze kilomètres à faire, sous la lune, en évitant les villages. Jean Réal éprouvait une sérénité joyeuse mêlée au recueillement de la nuit. Le déchirant combat d’âme qui depuis l’invasion se livrait en lui, se terminait par un affranchissement de victoire. Toutes ses souffrances étaient payées. D’avoir pris un parti le libérait, surtout d’avoir pris ce parti-là. Il rentrait en grâce avec sa conscience, il finissait par où il aurait dû commencer. Trop longtemps, comme tant d’autres, il s’était leurré de mauvaises excuses. Il faisait maintenant son devoir ; si tous les Français l’imitaient, si de chaque mur, de chaque haie partait le coup vengeur, malgré tant de désastres il ne serait pas trop tard ! Il avait raison de le dire à La Mûre : « Il n’y a qu’une défaite irrémédiable, celle qu’on accepte. » Oui, que chacun l’imitât, on nettoyait le sol de France. Cela seul était bien. Il se sentait dans le vrai, dans le juste. Mais le contre-coup à Charmont, les femmes ? car il savait trop à quoi il s’exposait. Les prescriptions de l’ennemi affichées partout, dans sa terreur de la guerre nationale, étaient impitoyables, exécutées d’une main sauvage. Il écartait cette idée pour ne pas mollir. Après tout, il ne risquait que