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bouleverser ainsi ce passionné d’art, à qui ses ennemis, — on en a toujours, — auraient volontiers dit, comme je ne sais quelle Allemande à Heine : « Vous qui n’avez jamais aimé que des femmes sculptées ou peintes… »

On sait la phrase du poète à ce méchant compliment : « Je vous demande pardon, madame, j’ai aussi aimé une morte… » Cette réponse que l’ironique auteur des Reisebilder prononça sans doute en se moquant et avec son mauvais sourire, Philippe d’Andiguier aurait pu la prendre à son propre compte, mais, comme il faisait tout, sérieusement et sincèrement. Cet amoureux des princesses sculptées et peintes du xve siècle avait eu, dans son existence vraie, autant dire son existence inconnue, un romanesque attachement que la mort n’avait pu rompre. S’il allait et venait dans sa galerie, depuis qu’il avait reçu le billet de Mme Malclerc, trompant, à force de mouvement, une sollicitude inquiète jusqu’à l’anxiété, c’est que la jeune femme lui en représentait une autre, disparue depuis tantôt dix ans dans des circonstances tragiques et dont la mémoire n’avait été touchée en lui ni par d’autres émotions, ni par l’irrévocable absence, ni par l’usure intérieure. Cette morte, demeurée si vivante dans ce cœur d’homme, était, — on l’a deviné aussitôt, — la mère d’Éveline. Hâtons-nous d’ajouter, pour donner à cette noble fidélité d’un homme vraiment digne de s’appeler comme le héros d’un très beau livre : « Un homme d’autrefois, » son haut et fier caractère, qu’aucune idée de paternité clandestine ne se mêlait à cet intérêt. Cette femme que M. d’Andiguier aimait encore assez, dix ans après sa mort, pour se tourmenter à ce degré du malheur possible de sa fille, il l’avait aimée vivante pendant plus de dix autres années, sans qu’elle fût sa maîtresse. Ç’avait été, c’était encore, comme on voit, un sentiment d’un ordre plus rare que les précieux objets au milieu desquels le vieillard continuait de marcher sans les voir, — plus rare qu’une carte de tarots, fût-elle peinte pour un Sforza, plus rare qu’un crucifix d’argent et d’or, fût-il ciselé pour une chapelle du Magnifique ! Ce roman d’un collectionneur que la plus impérieuse des manies intellectuelles semblait devoir garantir contre toute autre passion vaudrait la peine d’être raconté, pour cette rareté et cette singularité seules, quand bien même la dévotion de M. d’Andiguier au souvenir de la mère de Mme Malclerc ne l’aurait pas amené à intervenir d’une façon aussi directe dans la tragédie conjugale dont le billet