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froissement des étriers du voisin, voici qu’instantanément, magique influence d’un simple costume et du milieu, je me sens un peu américanisé déjà, prêt à tous les gongorismes et à toutes les outrecuidances. Une grâce d’état m’illumine ; il me vient naturellement, comme à Tartarin, des attitudes picaresques. Je circule dans une atmosphère d’exagération et de credo. Et ma joie est sans bornes, que les péons rencontrés me saluent, me prennent pour un fils authentique de cette terre. Je comprends, d’une intuition de miracle, tout ce qu’a pu penser Quesada. Je ne serais point étonné si Belalcazar, débusquant soudain de la petite place, jetait à mon caracolement : Muy bien, hijo !

Après avoir rempli ainsi consciencieusement son rôle de faraud de village, le poète que porte en soi tout voyageur se ressaisit pourtant à l’appel si touchant du soir parmi ces amphithéâtres colorés. Une volupté de sages nous fait viser certaine colline en face comme un observatoire d’où recueillir encore, dans un loisir asiatique, l’expirante irisation du soleil. Le Guali retraversé sur son pont de bois, terriblement instable et oscillant celui-là, nous voici, au flanc d’une croupe frôlée d’obliques rayons violets, dans une montée rude, têtue, parmi les pierres. Sur le sol s’étire démesurément la silhouette fauve et bleuâtre des cactus si élancés dont les cierges grêles semblent un défi à l’équilibre ; d’autres de ces exogènes, plus rabougris, tordent leurs raquettes étoilées d’épines blondes ; des oiseaux qu’on ne voit pas se couchent en jacassant dans la chaleur des buissons légers.

Mais lorsque nous sommes en haut, tout en haut, devant la profonde et sinueuse vallée du Magdaléna, tapissée déjà de vapeur bleuâtre, lorsque nous dominons ce panorama de massifs, d’écroulemens, de brèches, de plateaux effleurés d’un jour presque rose, la mélancolie diaprée d’une telle sensation nous laisse sans paroles. Cette lumière désolée qui meurt sur l’Amérique, baignant encore ses faîtes d’un reflet de mauve et d’or, ce ciel plein d’une suprême paix, d’une pâleur épuisée, ces cercles éternels que développent les éternels vautours… Tant qu’une lueur dure encore au front des ultimes Andes, nous demeurons immobiles, prolongeant d’évasives rêveries. Et le soleil se couche tout à fait, impitoyable à nos regards.


Le quadrille de nos mules fait sonner joyeusement ses sabots contre les galets des rues tortueuses, entre les tiendas, les