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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

criant : La paix ! la paix ! Des gardes nationaux, fous de peur, se meurtrissaient aux voitures, passant entre les roues, à travers l’amoncellement des ambulances et des camions. Un amas d’hommes, de chevaux, de canons, flottait avec un bourdonnement éperdu sous le Mont-Valérien, clapotait irrésistible, dans l’entonnoir de Suresnes, s’écrasait aux ponts. Paris, haussé pour respirer dans un soulèvement de cent mille poitrines, retombait encore une fois, la dernière. Il n’avait pu voir au delà de sa barrière de coteaux. Le cercle de fer l’étreignait, resserré, infrangible. Martial, pris dans le remous, si serré que parfois il faisait vingt mètres sans toucher terre, ne se retrouvait pas rue Soufflot avant le lendemain matin. Il avait traversé une ville d’insomnie et de fièvre, des rues échauffées de colère, dans la stupeur où les jetait la nouvelle de cette formidable déroute, répandue au soir par les fuyards. Les voitures qui dès le petit jour sillonnèrent les chaussées, les trains de ceinture dégorgeant aux gares leurs chargemens de blessés, les trottoirs envahis de cacolets et de civières, tout contribuait à augmenter la désolation. Dans les groupes, on murmurait : « C’est donc fini, plus d’espoir ? » L’angoisse et la prostration succédaient à l’enthousiasme impatient d’avant la bataille, d’autant plus profondes qu’on avait plus espéré. On commentait avec tristesse la proclamation du gouvernement affichée la veille : « Souffrir et mourir, s’il le faut, mais vaincre ! » à laquelle la dépêche de Trochu à Schmitz répondait comme un glas. Elle prescrivait qu’on parlementât d’urgence pour obtenir un armistice de deux ou trois jours, afin d’enlever les blessés, d’enterrer les morts ! « Il faudra pour cela, disait-il, du temps, des efforts, des voitures très solidement attelées… » Épouvanté, chacun subissait malgré soi l’obsession : l’armée, la garde nationale avaient donc été décimées ? Il y avait des montagnes de cadavres ? Paris n’avait plus de soldats ? Que devenir, à présent ?… Et du même coup on s’en prenait à l’alarmiste, à cet incapable qui n’avait même pas su amener ses troupes au combat, y maintenir l’ordre. Quand on apprit qu’il les faisait rentrer toutes au cantonnement, il n’y eut qu’un cri : « À bas Trochu ! » Plus une voix ne s’élevait pour lui.

Martial, brisé par ses deux nuits blanches et la vaine journée, resta au lit toute l’après-midi. Il avait eu, à sa rentrée, la surprise touchante de trouver Mme Thévenat assise au chevet de Nini, la forçant à boire une tasse bouillante de chocolat à l’eau. Elle en