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temps, assure-t-on. Elles dérivent en tournoyant, à la surface des eaux jaunâtres, ces pestilences voyageuses, boursouflées et le ventre au soleil. De loin on aperçoit de petites silhouettes noires, très occupées sur elles, en attirant d’autres qui viennent, on ne sait d’où, se poser auprès des premières en claquant des ailes. Et ces urubus, avec leur plumage de fossoyeurs, se laissent ainsi descendre, fouillant le charnier de leur bec hideux, tirant à petits coups les entrailles…

Immédiatement, la vision du torrent passée, la puissante paix du Magdaléna recommence ; sur les rives, on ne voit plus à présent que des forêts continues. De larges bancs de sable jaune, étalés, se mettent également à saillir dans son cours. Et ces forêts sont toujours aussi mystérieuses, pleines du même silence qu’aux premiers temps du monde.

Sur les îles de gravier, en revanche, en plein ensommeillement de la lumière, se repose toute la faune diverse et nombreuse, familière des eaux chaudes. L’aigrette, la garza real, dresse sa silhouette impérieuse et grêle, suivie d’une mince ombre portée, et des vautours, des gallinazos, qui sont tout noirs comme de gros corbeaux posés à terre, réfléchissent ou attendent le filet avertisseur de vent empoisonné, engonçant leur cou chauve dans leur collet gris comme dans une redingote de provincial endimanché, sous l’œil froidement blagueur des caïmans rassemblés. C’est par rangées, par tribus, en effet, qu’ils s’alignent, ces sauriens, trempant à demi dans l’eau et d’une immobilité cadavérique, telles dans les chantiers de bois, de vieilles poutres avec lesquelles ils ont, du reste, une ressemblance dangereuse. De plus près seulement, on arrive à distinguer leurs étroites gueules bâillantes, levées vers le soleil, cette glaciale béatitude peinte sur leurs traits, — si l’on peut s’exprimer ainsi, — d’un épicuréisme à faire envie.

Leur nombre finit même par étonner moins que leur nonchalante sécurité sur ces plages, ces graviers qui maintenant pullulent dans le fleuve, amoncelés autour de quelque arbre mort, l’enlizant d’alluvions incessantes. A peine s’ils laissent entre eux d’incertains chenaux, donnant l’impression de quelque immense et paresseuse Loire qui développerait ses courbes en face de tous les horizons successifs de la forêt. Moelleuses sinuosités, la valse lente du Magdaléna.

Une valse, plutôt, de notre énorme insecte en tôle et bois,