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vraie. » Et, comme son ivresse naturelle ne l’empêchait pas d’avoir une intelligence très active et très clairvoyante, il a eu le singulier privilège de transformer en poésie mille sujets d’ordinaire réservés à la prose, depuis l’histoire et la politique jusqu’à l’orographie et à la médecine. Il a transformé en poésie la philosophie de Fichte : et tout de suite, sans rien perdre de sa force logique, elle a revêtu une touchante beauté. Il a transformé en poésie sa religion protestante ; et ses hymnes, aussitôt qu’on les a publiées, ont été admises au premier rang des chants liturgiques. Il a transformé en poésie le roman sentimental tel que l’avaient créé l’auteur de la Nouvelle Héloïse et l’auteur de Werther : et le premier chapitre d’Henri dOfterdingen est devenu à la fois la source et le modèle d’un roman nouveau, où la réalité des sentimens ne trouve de place qu’après s’être soumise aux conditions de la beauté poétique. Tout ce qu’il a touché, Novalis l’a aussitôt transformé en poésie ; et du même coup il l’a, pour ainsi dire, rendu inaltérable, il l’a mis à l’abri des changemens de la mode. Voilà pourquoi son œuvre garde, après un siècle, la fraîcheur qui émerveille en elle tous ceux qui l’approchent. Ce n’est point par son romantisme qu’elle touche et séduit : c’est par cet incomparable parfum de poésie qui se dégage d’elle.

Et toute l’âme de Novalis est dans ce parfum. Comme le dit encore Carlyle, « jamais œuvre ne fut plus étroitement rattachée à l’être de son auteur. » Lire Novalis, c’est pénétrer en lui, c’est le voir lui-même, un beau jeune prince attentif et souriant, avec le doux éclat de ses grands yeux noirs. Tel, du moins, il apparaît à travers son œuvre. Tel je me l’imaginais, sans rien savoir de sa vie ni de sa personne ; et tel je viens de le retrouver dans une intéressante étude biographique que lui a consacrée un érudit allemand, M. Ernest Heilborn, qui a en même temps publié une nouvelle édition de son œuvre, classée suivant l’ordre des dates et enrichie de nombreux fragmens inédits.

Mais je ne puis songer, malheureusement, à définir ici l’œuvre de Novalis. Malgré l’exemple de Taine et d’autres maîtres éminens, je suis de plus en plus disposé à croire que c’est chose impossible de porter un jugement critique sur des œuvres étrangères, surtout lorsqu’elles n’ont pas été traduites et mises, ainsi, d’avance à la disposition du lecteur. Et je dois ajouter que l’œuvre de Novalis, au contraire de la plupart des œuvres des poètes, me semble de celles qu’on pourrait traduire sans trop de dommage ; ou plutôt le