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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

chant à la vie, il pantelait. Puis, anéanti, secoué de toux déracinantes, il se renversait sur l’oreiller, si faible qu’il ne distinguait plus personne. Alors une tempête de souvenirs et d’images fondait sur lui, le ballottait dans un vertige de sang, de vacarme et de fumée. Toute la guerre ressuscitait. Il gesticulait dans la griserie du combat. Il se traînait dans la boue des étapes. Il était mêlé à des foules bestiales balayées par des vents de panique, pressé dans une cohue de fantômes qui agitaient leurs moignons rouges, convulsivement ricanaient de faim, de froid, avec des faces hébétées. Il poussait le soupir de leurs détresses. Une odeur cadavérique montait des champs de bataille : tout le sol n’était qu’un charnier, et dans cette odeur s’exhalait l’horreur même de la guerre qui le faisait râler, d’une asphyxie de dégoût.

À ces instans de délire, il prononçait des mots entrecoupés, repoussait Marie qui, affolée, se penchait vers lui. En l’entendant, son cœur se tordait d’impuissance : elle eût voulu écarter ces obsessions maudites ; sa soumission à l’inconnu, son espoir dans une intervention divine, s’étaient changés en une rébellion farouche. Elle haïssait éperdument cette guerre qui lui avait enlevé, blessé son mari, et qui, après un répit d’autant plus cruel, achevait de le tuer impitoyablement sous ses yeux. Nulle prière ne pouvait jaillir de son âme vers Dieu. Comment permettait-il qu’il y eût des guerres, que, pour la stupide sauvagerie, la cupidité de quelques-uns, des millions d’hommes s’égorgeassent ? Qu’est-ce qu’Eugène avait à faire là dedans ?

Tandis qu’elle s’absorbait dans sa rage, lui s’éloignait encore plus. Des visages récens le hantaient, avec une netteté intense. C’étaient le gros Neuvy, Verdette au museau de taupe, la figure joviale de M. de Joffroy. Ils s’évanouissent maintenant. Pirou, qu’on va fusiller, lui jette son regard inoubliable ; un autre le remplace, et celui-là, c’est l’officier prussien, blond, mince comme lui, qui, le crâne fendu, sanglant, se retourne. La beauté du visage jeune, l’air d’étonnement aux joues qui pâlissent, et ces yeux pleins d’un reproche fraternel, ces yeux bleus qui disent : « Pourquoi m’as-tu frappé ? Quel mal t’ai-je fait ?… » Maintenant, dans le clair de la lune, M. de Joffroy déchiffre la lettre trouvée sur le mort… Au fond d’un château d’Allemagne qui ressemble à Charmont, une femme pleure : Eugène lit dans sa pensée, elle pleure en pensant à l’enfant qu’elle attend. Mais pourquoi a-t-elle les traits de Marie ?