Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 162.djvu/324

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
320
REVUE DES DEUX MONDES.

main. Lorsque, l’armistice signé, elle avait, à la fin de janvier, obtenu de le ramener blessé, — mourant même, disait-elle pour éviter que l’autorité prussienne l’inquiétât, — Charmont et les environs étaient presque libres d’envahisseurs. Puis Eugène gardait la chambre, on lui cachait tout ce qui eût pu l’émouvoir. Mais, coïncidant avec ses premières sorties, de fréquens passages de troupes recommençaient. L’armée entière de Frédéric-Charles, celle du grand-duc de Mecklembourg et les troupes de Hesse-Darmstadt, se concentraient en Indre-et-Loire, cent mille hommes et quinze mille chevaux prêts à fondre sur Bordeaux, sur Angers, Nantes. Et, si leurs cantonnemens dédaignaient Charmont, que le dernier pillage rendait inhabitable, ils s’étalaient à Vouvray, Sorgues, Amboise.

Derrière les dragons à tunique verte, décroissant vers Sorgues, des hussards à brandebourgs jaunes défilaient maintenant. Eugène les suivait d’un regard fixe. Son triste bonheur était gâché. Dans Charmont ravagé, comment avait-il pu oublier, même une minute, les assassins de celui qui avait bâti ces murs, fécondé cette terre, et qui était mort en les défendant ? Hier, dans un pieux pèlerinage il avait été visiter la salle de la mairie, contempler le mur de l’église avec ses éclats de pierre, s’agenouiller au cimetière sur la tombe provisoire, un coin de terre nue, où le grand-père reposait près de sa femme, à côté du caveau de famille ; faute de maçons, on n’avait pu encore y descendre les bières. Il avait salué aussi les humbles fosses de Lucache et de Fayet, avec une vénération pour ces héros obscurs. Au village, en passant devant la maison fermée du garde champêtre, il avait pensé à Céline ; la jeune fille, dont Mme Réal assurait l’existence, avait été recueillie par une parente, végétait dans un hameau voisin. Le sang aux joues, Eugène tendit son poing impuissant vers le groupe des cavaliers qui s’éloignaient tranquilles. Et, voûté, faible soudain, il se retint au bras de Marie. Tous deux rentraient, dans un long silence ; cette fois il s’appuyait sans fausse honte, le souffle court, les jambes brisées.

Comme ils arrivaient sur la terrasse, ils aperçurent Marcelle, qui, descendant les marches du perron, gaiement agitait une lettre. Derrière elle, Mme Réal montrait son bon visage ; la joie rendait un regain de beauté à ses yeux tristes, à son teint fatigué ; elle avait grisonné, portait la marque du drame.

— Une lettre du père, mes enfans !