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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

un chemin de traverse qui le rabattît sur Mouthe ; de là il atteindrait la Ghapelle-des-Bois, le Rizou, le col de la Faucille, Gex. Les mailles du filet n’étaient pas si resserrées qu’il n’y trouvât jour. Où une armée ne peut percer, un isolé passe. Et, si des uhlans l’arrêtaient comme à Metz, son revolver était là. Aux Fourgs, il obliquait au Sud, longeait le mont du Miroir. Sa jument buttait aux racines des sapins sous la neige ; il la relevait d’une main brusque. Un déchirant crève-cœur le poignait à l’idée de l’armée dissoute, de ses canons livrés. Il se rappelait sa joie frénétique, lorsqu’ils avaient craché, à Beaune-la-Rolande. Alors il espérait ; et puis, ç’avait été la désillusion de toutes les minutes, malgré le bref éclair de Villersexel ; il se revit à la Lisaine, dévoré d’angoisse, jugeant la partie perdue. Quels généraux, quels états-majors ! En venir là ! Et les trois jours gâchés à Besançon, qui, bien employés, eussent permis de sauver l’armée !… Esprit tourmenté, souffrant de la supériorité allemande, il envisageait déjà l’immense labeur qui effacerait l’infériorité française. Tout un cycle de réformes, tout à créer, tout à refaire. Après une dure marche, il venait d’arriver aux Hôpitaux-Neufs, s’engageait sur la route de Mouthe. Il eut un mouvement d’humeur. En sens inverse une colonne s’avançait, tenant toute la largeur. D’Avol éperonna sa jument, bientôt reconnut des zouaves à leurs braies rougeâtres, à leurs chéchias enfoncées jusqu’aux oreilles. En tête, une haute silhouette qui lui était familière : le colonel Du Breuil. D’Avol passait sans saluer, quand le vieillard le héla, demandant son chemin.

— Pour la Suisse ? fit d’Avol avec ironie.

— Pour la France, répondit M. Du Breuil, d’un ton si digne que d’Avol en fut touché, eut un remords. Il donna des explications : Par là c’était la route de Lausanne, Jougne, tout de suite la frontière. Les zouaves tournaient le dos à Mouthe ; le colonel s’était trompé. Et, s’inclinant avec respect, il s’éloigna. Un désespoir s’était peint sur la vieille figure raide. Que faire à présent, avec ces malheureux ? Simplement, M. Du Breuil se tourna vers ses hommes, leur avoua l’erreur. Il les laissait libres. Un officier allait conduire en Suisse ceux qui voudraient s’y rendre. Pour lui, il leur faisait ses adieux, il allait tenter de s’échapper. Des voix s’écrièrent, des volontaires s’offraient. Il en choisit une dizaine, les plus valides. Tandis que les zouaves, quelques-uns émus, continuaient leur route, il rebroussait chemin. Au bout d’une