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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

d’un jour la marche de l’ennemi, et on le comblait d’éloges à ses dépens ! Lui, pour prix de son dévouement, se verrait rejeter toute la responsabilité ; et, s’il passait en Suisse, on l’accuserait de trahison. Au Château-Farine, comme Billot jugeait possible la percée sur Auxonne, il lui avait offert liberté d’action, et, s’il voulait même, le commandement. Mais le chef du 18e corps prudemment s’effaçait : seul, l’illustre Bourbaki… Alors on s’était rangé à l’avis de Clinchant : se diriger, à travers les hauts plateaux du Jura couverts de neige, vers les routes qui longent la frontière, permettent de rejoindre la vallée du Rhône. Mais, au lieu d’engager immédiatement l’armée dans cette direction et d’envoyer garder, à l’ouest, au sud-ouest de Pontarlier, les passages par lesquels l’ennemi pouvait déboucher, Bourbaki hésitait encore ; les heures précieuses s’écoulaient dans l’inaction, en échange de dépêches, Freycinet tombant des nues à la nouvelle que, sur près de cent mille hommes, trente mille à peine pussent se battre, insistant néanmoins pour la percée, — l’abattement de Bourbaki croissant à mesure. Cependant, furieux de l’abandon du Lomont, et tandis qu’il mettait tardivement en branle vers Salins les trois divisions de couverture, il ordonnait à Bressolles de faire demi-tour, de ramener sur ses positions le 24e corps ; lui-même, à la tête du 18e, appuierait ce retour offensif. L’idée de se faire tuer en soldat avait traversé son cerveau. Le lendemain, montant à cheval pour retrouver Billot, il reçut une nouvelle injonction du délégué : « Est-ce bien Pontarlier que vous avez voulu dire ? Pontarlier vers la Suisse ?… Avec quoi vivrez-vous ?… Avez-vous réfléchi aux conséquences ? Vous serez obligé de capituler ou d’aller en Suisse… À tout prix il faut faire une trouée. » Morne, Bourbaki suivait la route qui surplombe le Doubs. La queue du 18e corps, qui avait dû retraverser Besançon dans un inextricable encombrement, piétinait la pente glacée, obstruée d’un amas de voitures à perte de vue. Sur deux et trois de front, dételées, en oblique, elles barraient tout passage. Entre des caissons d’artillerie et des chariots de réquisition, il fallait mettre pied à terre et se glisser. Les hommes et jusqu’aux sous-officiers, que le général en chef interrogeait, essayant vainement lui-même de faire déblayer la route, étaient incapables de dire à quel corps, à quel service ils appartenaient. Du 24e corps, les pires nouvelles ; les régimens refusaient de marcher, sitôt postés fondaient. Bourbaki, la mort dans l’âme, jugea l’armée perdue. Parti à huit heures du