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place dans ma vie. Le roi a effacé d’un trait de plume une des exigences de l’étranger qui blessaient le plus l’orgueil national. J’attends avec impatience une lettre de Mademoiselle qui me dise si j’ai raison d’être content. Je ne le serai que si elle l’est[1]. »

Quelque chose cependant, et quelque chose d’important, manqua pour donner en apparence à ce grand acte toute l’importance qu’il eut en réalité et que l’expérience a démontrée. Ce fut l’adhésion empressée et reconnaissante par laquelle la Belgique aurait dû le consacrer. Loin de là ! La persistance à toujours distinguer la condition faite à la Belgique de celle des provinces amies et voisines, qu’elle s’obstinait à regarder comme une partie d’elle-même, l’empêcha de sentir le prix d’un privilège qui, isolant la royauté nouvelle comme une oasis pacifique au centre de l’Europe, a préservé non seulement l’intégrité de son territoire de toute agression armée, mais sa paix intérieure du contre-coup des secousses et de la contagion des passions révolutionnaires tant de fois déchaînées autour d’elle. Elle n’y vit que la prétention renouvelée de fixer ses limites et de régler son mode d’existence sans tenir compte ni de ses droits, ni de ses vœux, et l’unique effet fut de fortifier, d’exalter même la résolution déjà prise de passer outre au choix du souverain, sans tenir compte d’aucune préférence ou répugnance étrangère. Le terrain de lutte se trouva

  1. Talleyrand à Mme Adélaïde. 22 janvier 1838. C’est au sujet de cette importante séance du 20 janvier, où la neutralité belge fut établie, que nous trouvons la preuve peut-être la plus curieuse d’un contraste positif entre les assertions parfaitement justifiées de Talleyrand et le compte que Palmerston rend, de ses rapports avec lui, à son ambassadeur à Paris. Suivant Palmerston (Bulwer, t. Ier. p. 29 et 30), toute la discussion, qui a bien duré tout l’après-midi, a porté uniquement sur la demande de Talleyrand de comprendre le grand-duché de Luxembourg dans la neutralité. Du fond de la question même, de la vive résistance du ministre de Prusse en particulier, à toute espèce de neutralité, pas un mot ; mais, sur l’extension de la condition neutre au grand-duché, Talleyrand s’est fâché tout rouge, dit Palmerston, a combattu comme un dragon, il a déclaré qu’il aimait mieux renoncer à la neutralité elle-même que de la laisser restreindre ainsi, et on n’a pu venir à bout de sa résistance que, comme cela se pratique dans le jury anglais, par la famine (by starving). Un tel récit se réfute de lui-même. La neutralité était la conception personnelle et favorite de Talleyrand et, s’il avait pu désirer en étendre le bienfait, il n’était pas homme à sacrifier, par une pique d’amour-propre, le principal à l’accessoire. Palmerston ne dit rien non plus de la concession acceptée par Bulow même sur le point du Luxembourg. On ne doit donc voir dans sa manière de présenter les faits que sa résolution de toujours prétendre, quel que fût le sujet de conversation entre lui et Talleyrand, en être sorti avec un avantage dont il faisait beaucoup de bruit. Il faut ajouter qu’il avait besoin de ces vanteries pour répondre aux accusations et aux plaisanteries de ses amis conservateurs qui l’accusaient de s’être mis à la remorque de Talleyrand et d’en passer par toutes ses exigences.